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somma littéralement. Il écarquilla des yeux ahuris et, par un brusque effort de sa volonté, il parvint à se ressaisir pour dire avec gravité :

— Quatre francs ! mesdames et messieurs ! Personne ne dit mieux ?

— Dix francs ! reprit la première voix.

— Vingt francs ! lança aussitôt la seconde.

Le commissaire-priseur crut qu’il rêvait. Il leva la tête pour voir quels pouvaient bien être les clients assez stupides pour offrir des sommes aussi insensées. La première voix appartenait à un jeune dandy vêtu à la dernière mode ; l’autre compétiteur était un vieillard cossu portant des lunettes d’or.

Le commissaire hocha la tête, à la façon d’un homme fort étonné qui commence à s’attendre à tout, et reprit d’une voix routinière :

— Vingt francs ! Personne ne dit mieux…

— Cinquante francs ! cria le jeune dandy.

— Cent francs, gronda le vieillard.

Dès lors, ce fut entre ces deux clients inattendus un duel acharné, qui plongea le commissaire-priseur dans un ahurissement voisin de l’effroi.

— Deux cents glapissait le vieillard

— Cinq cents !

— Huit cents !

— Mille francs !

— Mille cinq cents !

— Deux mille !

— Deux mille cinq !

— Trois mille !

— Quatre mille !

— Cinq mille !

Les deux compétiteurs se lançaient ces sommes à la tête avec une rage sourde. Chacun d’eux élevait la somme, croyant assommer son rival et le mettre hors de combat. Et le commissaire voyait ces sommes sillonner l’espace et éclater au-dessus de sa tête comme des obus. Il n’en croyait plus ses oreilles.

De soixante-quinze centimes, la valeur de la misérable statuette de plâtre mal peinte s’était élevée à cinq mille, à dix mille, à trente mille, à soixante mille francs !

C’était inouï, c’était fantastique et c’était formidablement incompréhensible.

— Soixante mille francs, ce pâtre de plâtre soufflé qui, tout neuf, se vendait en magasin quinze sous au maximum !

Les deux compétiteurs luttaient pied à pied, comme deux gladiateurs antiques.

Cependant, il était aisé de voir que le vieillard faiblissait, hésitait et que, en réalité il était presque au bout de son rouleau. Après avoir jeté des milliers de francs à la face de son adversaire, il retombait dans les centaines.

— Soixante et un mille cent ! balbutia le vieillard.

— Cinq cents ! tonitrua le dandy, presque triomphant.

— Six cents ! avança péniblement le vieux.

Le jeune homme se redressa, se préparant à donner le coup suprême :

— Soixante-deux mille ! lança-t-il comme une massue.

Le vieillard leva vers lui un regard égaré ; il frémit un instant et baissa le tête.

Il était vaincu.

Son compétiteur triomphait.

— Soixante-deux mille francs ! souligna le commissaire-priseur, qui désormais ne doutait plus de rien. Personne ne dit mieux ?

Un silence solennel se fit.

Non, personne ne disait mieux. Mais tout le monde contemplait avec étonnement et admiration le pâtre qui valait soixante-deux mille francs. Était-ce une illusion ? un mirage ? cette statuette qui, tantôt encore était insignifiante, semblait s’être emparée soudain, d’une beauté ignorée. Tout le monde maintenant lui trouvait un charme nouveau, une grâce merveilleuse, un sourire vraiment divin. Oh ! prestige de l’or !…

Le magot, aux yeux de tous les sots, était devenu un chef-d’œuvre, un objet de vénération qui commandait le respect.