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ceux qui le haïssent, et ne diffère pas à les perdre, leur rendant dans le moment même ce qu’ils méritent » : Reddens odientibus se statim…, ut disperdat eos, et ultra non differat, protinus eis restituens quod merentur. Pesez ces mots : incontinent, sans différer, dans le moment même. Est-il vrai que Dieu punisse toujours de la sorte ? Il n’est pas vrai, si nous regardons la vengeance qui éclate : il est vrai, si nous regardons les peines cachées que Dieu envoie à ses ennemis ; peines si grandes et si terribles, que je vous ai démontrées dans ma première partie. Celui qui pèche est puni sans retardement ; parce que la grâce se retire dans le moment même ; parce que sa foi diminue ; qu’un péché en attire un autre, et qu’on tombe toujours plus facilement après qu’on est affaibli par une première chute. Telles sont les peines affreuses qui suivent le crime dans l’instant qu’il est commis. C’est que ces hommes corrompus perdent toute crainte de Dieu, c’est-à-dire tout le frein de leur licence ; ces femmes achèvent de perdre tout ce qui leur reste de modestie, c’est-à-dire tout l’ornement de leur sexe ; enfin le crime n’a plus pour nous une face étrange qui nous épouvante ; mais il est devenu malheureusement familier et n’étonne plus notre âme endurcie. N’appelez-vous pas cela un grand supplice ? Quoi ! dit le grand saint Augustin, si lorsque nous péchons, nous étions frappés d’une soudaine maladie, si nous perdions la vue, si nos forces nous abandonnaient, nous croirions que Dieu nous punit, et nous aurions un saint empressement d’apaiser sa juste fureur par une prompte pénitence. Ce n’est pas la vue corporelle, mais c’est la lumière de l’âme qui s’éteint en nous : ce n’est pas cette santé fragile que nous perdons ; mais Dieu nous livre à nos passions, qui sont nos maladies les plus dangereuses. Nous ne voyons plus, nous ne goûtons plus les vérités de la foi. Aveugles et endurcis, nous tombons dans un assoupissement et dans une insensibilité mortelle ; et pendant que Dieu nous y abandonne par une juste punition, nous ne sentons pas sa main vengeresse, et nous croyons qu’il nous pardonne et qu’il nous épargne. Que nous sert de vivre et de subsister aux yeux des hommes, si cependant nous sommes morts, perdus devant Dieu et devant ses anges ? Nomen habes quod vivas, et mortuus es : « On vous appelle vivant ; mais en effet vous êtes mort. » Pour faire mourir un arbre, il n’est pas toujours nécessaire qu’on le déracine. Voyez ce grand chêne desséché qui ne pousse plus, qui ne fleurit plus, qui n’a plus de glands ni de feuilles ; il a la mort dans le sein et dans la racine ; il n’en est pas moins ferme