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dans l’ardeur de leurs passions, la réflexion à demi éteinte n’envoie que des lumières douteuses : ainsi l’âme n’est plus éclairée comme auparavant ; on ne voit plus les vérités de la religion, ni les terribles jugements de Dieu, que comme à travers d’un nuage épais. C’est ce qui s’appelle dans les Écritures « l’esprit de vertige », qui rend les hommes chancelants et mal assurés. Cependant ils déplorent encore leur faiblesse ; ils jettent quelque regard du côté de la vertu qu’ils ont quittée. Leur conscience se réveille de temps en temps ; je ne sais quoi leur dit dans le fond du cœur : Ô piété ! ô innocence ! ô sainteté du baptême ! ô pureté du christianisme ! Les sens l’emportent sur la conscience : ils boivent encore, et leurs forces se diminuent, et leur vue se trouble. Il leur reste néanmoins quelque connaissance et quelque souvenir de Dieu. Buvez, buvez, ô pécheurs ! buvez jusqu’à la dernière goutte, et avalez tout jusqu’à la lie. Mais que trouveront-ils dans ce fond ? « Un breuvage d’assoupissement, dit le saint prophète, qui achève de les enivrer, jusqu’à les priver de tout sentiment » : Usque ad fundum calicis soporis bibisti, et potasti usque ad fœces. Et voici un effet étrange : « Je les vois, poursuit Isaïe, tombés dans les coins des rues, si profondément assoupis, qu’ils semblent tout à fait morts » : Filii tui projecti sunt, dormierunt in capite omnium viarum. C’est l’image des grands pécheurs, qui, s’étant enivrés longtemps du vin de leurs passions et de leurs délices criminelles, perdent enfin toute connaissance de Dieu et tout sentiment de leur mal ; ils pèchent sans scrupule ; ils s’en souviennent sans douleur ; ils s’en confessent sans componction ; ils v retombent sans crainte ; ils y persévèrent sans inquiétude ; ils y meurent enfin sans repentance.

Ouvrez donc les yeux, ô pécheurs ! et connaissez l’état où vous êtes. Pendant que vous contentez vos mauvais désirs, vous buvez un long oubli de Dieu ; un sommeil mortel vous gagne, vos lumières s’éteignent, vos sens s’affaiblissent. Cependant il se fait contre vous, dans le cœur de Dieu, « un amas de haine et de colère » : Thesaurizas tibi iram, comme dit l’apôtre ; sa fureur longtemps retenue fera tout à coup un éclat terrible. Alors vous serez réveillés par un coup mortel, mais réveillés seulement pour sentir votre supplice intolérable. Prévenez un si grand malheur ; éveillez-vous, l’heure est venue : Hora est jam nos [de somno surgere]. Éveillez-vous pour écouter l’avertissement, de peur qu’on ne vous éveille pour écouter votre sentence. Ne tardez pas davantage : cette heure où je vous parle