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qui dissipe tous ces fantômes, si minces et si délicats que nous ayons pu les figurer ? Si vous la pressez davantage, et que vous lui demandiez ce que c’est, une voix s’élèvera du centre de l’âme : Je ne sais pas ce que c’est, mais néanmoins ce n’est pas cela. Quelle force, quelle énergie, quelle secrète vertu sent en elle-même cette âme, pour se corriger, pour se démentir elle-même et rejeter tout ce qu’elle pense ? Qui ne voit qu’il y a en elle un ressort caché qui n’agit pas encore de toute sa force, et lequel, quoiqu’il soit contraint, quoiqu’il n’ait pas son mouvement libre, fait bien voir par une certaine vigueur qu’il ne tient pas tout entier à la matière, et qu’il est comme attaché par sa pointe à quelque principe plus haut ?

Il est vrai, chrétiens, je le confesse, nous ne soutenons pas longtemps cette noble ardeur ; l’âme se replonge bientôt dans sa matière. Elle a ses faiblesses et ses langueurs ; et, permettez-moi de le dire, car je ne sais plus comment m’exprimer, elle a des grossièretés, qui, si elle n’est éclairée d’ailleurs, la forcent presque elle-même de douter de ce qu’elle est. C’est pourquoi les sages du monde, voyant l’homme, d’un côté si grand, de l’autre si méprisable, n’ont su ni que penser ni que dire : les uns en feront un dieu, les autres en feront un rien ; les uns diront que la nature le chérit comme une mère, et qu’elle en fait ses délices ; les autres, qu’elle l’expose comme une marâtre, et qu’elle en fait son rebut ; et un troisième parti, ne sachant plus que deviner touchant la cause de ce mélange, répondra qu’elle s’est jouée en unissant deux pièces qui n’ont nul rapport, et ainsi que par une espèce de caprice elle a formé ce prodige qu’on appelle l’homme.

Vous jugez bien, chrétiens, que ni les uns ni les autres n’ont donné au but, et qu’il n’y a plus que la foi qui puisse expliquer un si grand énigme. Vous vous trompez, ô sages du siècle : l’homme n’est pas les délices de la nature, puisqu’elle l’outrage en tant de manières ; l’homme ne peut non plus être son rebut, puisqu’il y a quelque chose en lui qui vaut mieux que la nature elle-même, je parle de la nature sensible. Maintenant parler de caprice dans les ouvrages de Dieu, c’est blasphémer contre sa sagesse. Mais d’où vient donc une si étrange disproportion ? Faut-il, chrétiens, que je vous le dise ? et ces masures mal assorties avec ces fondements si magnifiques, ne crient-elles pas assez haut que l’ouvrage n’est pas en son entier ? Contemplez ce grand édifice, vous y verrez des marques d’une main divine ; mais l’inégalité de l’ouvrage vous fera bientôt remarquer ce