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moment qui effacera d’un seul trait toute votre vie, s’ira perdre lui-même avec tout le reste dans ce grand gouffre du néant. Il n’y aura plus sur la terre aucuns vestiges de ce que nous sommes : la chair changera de nature ; le corps prendra un autre nom ; « même celui de cadavre ne lui demeurera pas longtemps : il deviendra, dit Tertullien, un je ne sais quoi qui n’a plus de nom dans aucune langue » ; tant il est vrai que tout meurt en lui, jusqu’à ces termes funèbres par lesquels on exprimait ses malheureux restes : Post totum ignobilitatis elogium, caducœ in originem terram, et cadaveris nomen ; et de isto quoque nomine periturœ in nullum inde jam nomen, in omnis jam vocabuli mortem[1].

Qu’est-ce donc que ma substance, ô grand Dieu ? J’entre dans la vie pour sortir bientôt ; je viens me montrer comme les autres ; après, il faudra disparaître. Tout nous appelle à la mort : la nature, presque envieuse du bien qu’elle nous a fait, nous déclare souvent et nous fait signifier qu’elle ne peut pas nous laisser longtemps ce peu de matière qu’elle nous prête, qui ne doit pas demeurer dans les mêmes mains, et qui doit être éternellement dans le commerce : elle en a besoin pour d’autres formes, elle la redemande pour d’autres ouvrages.

Cette recrue continuelle du genre humain, — je veux dire les enfants qui naissent, — à mesure qu’ils croissent et qu’ils s’avancent, semblent nous pousser de l’épaule, et nous dire : Retirez-vous, c’est maintenant notre tour. Ainsi, comme nous en voyons passer d’autres devant nous, d’autres nous verront passer, qui doivent à leurs successeurs le même spectacle. Ô Dieu ! encore une fois, qu’est-ce que de nous ? Si je jette la vue devant moi, quel espace infini où je ne suis pas ! si je la retourne en arrière, quelle suite effroyable où je ne suis plus ! et que j’occupe peu de place dans ce[t] abîme immense du temps ! Je ne suis rien : un si petit intervalle n’est pas capable de me distinguer du néant : on ne m’a envoyé que pour faire nombre ; encore n’avait-on que faire de moi, et la pièce n’en aurait pas été moins jouée, quand je serais demeuré derrière le théâtre.

Encore, si nous voulons discuter les choses dans une considé-

  1. Bossuet a bien écrit cette phrase latine qui lui avait donné son élan, mais que la splendide traduction qu’il en a faite éclipse tout à fait. L’a-t-il prononcée du haut de la chaire, je ne le crois pas. En tous cas, lorsqu’il reprendra plus tard ce fameux passage, il ne reproduira pas le texte en latin.