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que je considère, parce que, de quelque endroit que je te tourne, je trouve toujours la mort en face, qui répand tant d’ombres de toutes parts sur ce que l’éclat du monde voulait colorer, que je ne sais plus sur quoi appuyer ce nom auguste de grandeur ni à quoi je puis appliquer un si beau titre.

Convainquons-nous, chrétiens, de cette importante vérité par un raisonnement invincible. L’accident ne peut pas être plus noble que la substance ; ni l’accessoire plus considérable que le principal ; ni le bâtiment plus solide que le fond sur lequel il est élevé ; ni enfin ce qui est attaché à notre être, plus grand ni plus important que notre être même. Maintenant, qu’est-ce que notre être ? pensons-y bien, chrétiens : qu’est-ce que notre être ? Dites-le-nous, ô mort ; car les hommes superbes ne m’en croiraient pas. Mais, ô mort, vous êtes muette, et vous ne parlez qu’aux yeux. Un grand roi vous va prêter sa voix, afin que vous vous fassiez entendre aux oreilles, et que vous portiez dans les cœurs des vérités plus articulées.

Voici la belle méditation dont David s’entretenait sur le trône et au milieu de sa cour : Sire, elle est digne de votre audience : Ecce mensurabiles posuisti dies meos, et substantia mea tanquam nihilum ante te : Ô éternel Roi des siècles ! vous êtes toujours à vous-même, toujours en vous-même ; votre être éternellement permanent ni ne s’écoule, ni ne se change, ni ne se mesure : « et voici que vous avez fait mes jours mesurables, et ma substance n’est rien devant vous. » Non, ma substance n’est rien devant vous, et tout l’être qui se mesure n’est rien, parce que ce qui se mesure a son terme, et lorsqu’on est venu à ce terme, un dernier point détruit tout, comme si jamais il n’avait été. Qu’est-ce que cent ans, qu’est-ce que mille ans, puisqu’un seul moment les efface ? Multipliez vos jours, comme les cerfs, que la fable ou l’histoire de la nature fait vivre durant tant de siècles ; durez autant que ces grands chênes sous lesquels nos ancêtres se sont reposés et qui donneront encore de l’ombre à notre postérité ; entassez dans cet espace, qui paraît immense, honneurs, richesses, plaisirs : que vous profitera cet amas, puisque le dernier souffle de la mort, tout faible, tout languissant, abattra tout à coup cette vaine pompe avec la même facilité qu’un château de cartes, vain amusement des enfants ? Que vous servira d’avoir tant écrit dans ce livre, d’en avoir rempli toutes les pages de beaux caractères, puisque enfin une seule rature doit tout effacer ? Encore une rature laisserait-elle quelque[s] traces du moins d’elle-même ; au lieu que ce dernier