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naires se démêlent toujours de la troupe et forcent les destinées. Les exemples de ceux qui s’avancent semblent reprocher aux autres leur peu de mérite ; et c’est sans doute ce dessein de se distinguer qui pousse l’ambition aux derniers excès. Je pourrais combattre par plusieurs raisons cette pensée de se discerner. Je pourrais vous représenter que c’est ici un siècle de confusion, où toutes choses sont mêlées ; qu’il y a un jour arrêté à la fin des siècles pour séparer les bons d’avec les mauvais, et que c’est à ce grand et éternel discernement que doit aspirer de toute sa force une ambition chrétienne. Je pourrais ajouter encore que c’est en vain qu’on s’efforce de se distinguer sur la terre, où la mort nous vient bientôt arracher de ces places éminentes, pour nous abîmer avec tous, dans le néant commun de la nature ; de sorte que les plus faibles, se riant de votre pompe d’un jour et de votre discernement imaginaire, vous diront avec le Prophète : Ô homme puissant et superbe, qui pensiez par votre grandeur vous être tiré du pair, « vous voilà blessé comme nous, et vous êtes fait semblable à nous » : Et tu vulneratus es sicut et nos, nostri similis effectus es.

Mais, sans m’arrêter à ces raisons, je demanderai seulement à ces âmes ambitieuses par quelles voies elles prétendent de se distinguer. Celle du vice est honteuse ; celle de la vertu est bien longue. La vertu ordinairement n’est pas assez souple pour ménager la faveur des hommes ; et le vice, qui met tout en œuvre, est plus actif, plus pressant, plus prompt que la vertu, qui ne sort point de ses règles, qui ne marche qu’à pas comptés, qui ne s’avance que par mesure. Ainsi vous vous ennuierez d’une si grande lenteur ; peu à peu votre vertu se relâchera, et après elle abandonnera tout à fait sa première régularité, pour s’accommoder à l’humeur du monde. Ah ! que vous feriez bien plus sagement de renoncer tout à coup à l’ambition ! Peut-être qu’elle vous donnera quelques légères inquiétudes ; mais toujours, en aurez-vous bien meilleur marché, et il vous sera bien plus aisé de la retenir que lorsque vous lui aurez laissé prendre goût aux honneurs et aux dignités. Vivez donc content de ce que vous êtes, et surtout que le désir de faire du bien ne vous fasse pas désirer une condition plus relevée.

C’est l’appât ordinaire des ambitieux : ils plaignent toujours le public, ils s’érigent en réformateurs des abus, ils deviennent sévères censeurs de tous ceux qu’ils voient dans les grandes places. Pour eux, que de beaux desseins ils méditent ! Que de sages conseils pour l’État !