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de puissance nous devons désirer durant cette vie : puissance pour régler nos mœurs, pour modérer nos passions, pour nous composer selon Dieu ; puissance sur nous-mêmes ; puissance contre nous-mêmes, ou plutôt, dit saint Augustin, puissance pour nous-mêmes contre nous-mêmes : Velit homo prudens esse, velit fortis, velit temperans…, atque ut hœc veraciter possit, potentiam plane optet, atque appetat ut potens sit in seipso, et miro modo adversus seipsum pro seipso. Ô puissance peu enviée ! et toutefois c’est la véritable. Car on combat notre puissance en deux sortes : ou bien en nous empêchant dans l’exécution de nos entreprises, ou bien en nous troublant dans le droit que nous avons de nous résoudre ; on attaque dans ce dernier l’autorité même du commandement, et c’est la véritable servitude. Voyons l’exemple de l’un et de l’autre dans une même maison.

Joseph était esclave chez Putiphar, et la femme de ce seigneur d’Égypte y est la maîtresse. Celui-là, dans le joug de la servitude, n’est pas maître de ses actions ; et celle-ci, tyrannisée par sa passion, n’est pas même maîtresse de ses volontés. Voyez où l’a portée un amour infâme. Ah ! sans doute, à moins que d’avoir un front d’airain, elle avait honte en son cœur de cette bassesse ; mais sa passion furieuse lui commandait au-dedans comme à un esclave : Appelle ce jeune homme, confesse ton faible, abaisse-toi devant lui, rends-toi ridicule. Que lui pouvait conseiller de pis son plus cruel ennemi ? C’est ce que sa passion lui commande. Qui ne voit que dans cette femme la puissance est liée bien plus fortement qu’elle n’est dans son propre esclave ?

Cent tyrans de cette sorte captivent nos volontés, et nous ne soupirons pas ! Nous gémissons quand on lie nos mains, et nous portons sans peine ces fers invisibles dans lesquels nos cœurs sont enchaînés ! Nous crions qu’on nous violente quand on enchaîne les ministres, les membres qui exécutent ; et nous ne soupirons pas quand on captive la maîtresse même, la raison et la volonté qui commande ! Éveille-toi, pauvre esclave, et reconnais enfin cette vérité, que, si c’est une grande puissance de pouvoir exécuter ses desseins, la grande et la véritable, c’est de régner sur ses volontés.

Quiconque aura su goûter la douceur de cet empire, se souciera peu, chrétiens, du crédit et de la puissance que peut donner la fortune. Et en voici la raison : c’est qu’il n’y a point de plus grand obstacle à se commander ainsi soi-même que d’avoir autorité sur les autres.