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la terre aucune sorte d’exaltation que celle qui l’élève à sa croix, et comme il s’est avancé quand on eut résolu son supplice, il était de son esprit de prendre la fuite pendant qu’on lui destinait un trône.

Cette fuite soudaine et précipitée de Jésus-Christ dans une montagne déserte, où il veut si peu être découvert que l’évangéliste remarque qu’il ne souffre personne en sa compagnie, ipse solus, nous fait voir qu’il se sent pressé de quelque danger extraordinaire ; et comme il est tout-puissant et ne peut rien craindre pour lui-même, nous devons conclure très certainement, Messieurs, que c’est pour nous qu’il appréhende.

Et en effet, chrétiens, lorsqu’il frémit, dit saint Augustin, c’est qu’il est indigné contre nos péchés ; lorsqu’il est troublé, dit le même Père, c’est qu’il est ému de nos maux : ainsi, lorsqu’il craint et qu’il prend la fuite, c’est qu’il appréhende pour nos périls. Il voit dans sa prescience en combien de périls extrêmes nous engage l’amour des grandeurs ; c’est pourquoi il fuit devant elles pour nous obliger à les craindre ; et nous montrant par cette fuite les terribles tentations qui menacent les grandes fortunes, il nous apprend ensemble que le devoir essentiel du chrétien, c’est de réprimer son ambition. Ce n’est pas une entreprise médiocre de prêcher cette vérité à la cour ; et nous devons plus que jamais demander la grâce du Saint-Esprit par l’interces[sion de la Sainte Vierge : Ave.]

C’est vouloir en quelque sorte déserter la cour que de combattre l’ambition, qui est l’âme de ceux qui la suivent ; et il pourrait même sembler que c’est ravaler la majesté des princes que de décrier les présents de la fortune, dont ils sont les dispensateurs. Mais les souverains pieux veulent bien que toute leur gloire s’efface en présence de celle de Dieu ; et, bien loin de s’offenser que l’on diminue leur puissance dans cette vue, ils savent qu’on ne les révère jamais plus profondément que lorsqu’on ne les rabaisse qu’en les comparant avec Dieu. Ne craignons donc pas aujourd’hui de publier hardiment dans la cour la plus auguste du monde qu’elle ne peut rien faire pour un chrétien qui soit digne de [son] estime ; détrompons, s’il se peut, les hommes de cette attache furieuse à ce qui s’appelle fortune ; et pour cela faisons deux choses : faisons parler l’Évangile contre la fortune, faisons parler la fortune contre elle-même ; que l’Évangile nous découvre ses illusions, elle-même nous fera voir ses inconstances. Ou plutôt voyons l’un et