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SCÈNE DE MEURTRE.

l’esprit n’a pas été le jouet d’un mauvais rêve. Quel âpre goût du beau s’alliait donc dans ce monstre au goût du sang, de la souffrance et de la mort ? On se figure généralement que, dans de pareils cœurs, tout ce qu’il y a de bon s’en va à la suite de la vertu, parce qu’il y a un comble de méchanceté qui ne permet pas au bien de vivre ; il faut croire qu’il y a une méchanceté plus grande encore, qui change la nature du bien et le transforme en mal ; il faut croire que la corruption de certaines âmes est telle, que le plus mauvais, dans ces natures, est ce qu’il y a de meilleur dans les autres ; que tout s’y gangrène, même le bien, même les plus nobles qualités de l’esprit et du cœur, et qu’il naît de là des choses monstrueuses auxquelles on voudrait ne pas croire. C’est un étrange mystère que les goûts des hommes et des peuples corrompus par l’abus des plaisirs sensuels. Il faut bien le remarquer pourtant : le goût de la souffrance physique, du sang et de la mort, a toujours été le caractère particulier de tous ceux que les plaisirs charnels ont menés peu à peu jusque dans les derniers excès.

Les plaisirs sont variés et sans fin quand ils sont modérés et naturels ; mais, quand ils sont contre nature ou excessifs, ils deviennent uniformes et de courte durée ; l’exagération, qui semble donner du vif et du relief à la jouissance, l’efface et la détruit. Les plaisirs, que recherche Gilles de Rais, sont trop violents pour durer ; le dégoût suit de près de tels transports, et d’autant plus amer, que plus vives ont été les émotions qui meurent et plus cuisants les remords qui naissent. Gilles, fatigué de ces plaisirs extrêmes ; s’endort bientôt sur son lit[1] : mais, avant de s’abandonner au sommeil, il a donné l’ordre de faire disparaître toutes les traces du crime ; car, nous le verrons bientôt, dans le dégoût qui suit la satiété, les marques de l’orgie lui sont odieuses ; après la débauche, la vue du sang lui fait peur : les victimes lui apparaissent comme autant de fantômes menaçants qui le

  1. Proc. civ., Conf. de Henriet. fo 377, ro.