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CHAPITRE III.

Il advint donc que le duc Richard et sa suite allèrent dresser leur embûche dans la forêt de Moulineaux, à l’entour de l’arbre où s’arrêtaient le roi Charles-Quint et sa mesgnie. Incontinent, comme entre l’heure d’entre chien et loup, ils entendirent le merveilleux fracas, et virent deux hommes étendre sur la terre un drap de plusieurs couleurs, en guise de siège royal. Le chef s’étant assis, toute la troupe vint le saluer et lui rendre hommage comme à un roi. Ce qu’ayant vu, les chevaliers de Richard furent pris d’une si vive frayeur, qu’ils s’enfuirent çà et là, et laissèrent le duc tout seul. Mais lui, saute à deux pieds sur le drap, et conjure le chef de lui dire qui il est, et quels gens l’accompagnent : « Je suis le roy Charles-Quint, de France, qui, de ce siècle, suis trespassé, et fais ma penitance des pechez que j’ay fais en ce monde, et icy sont les âmes des chevaliers et autres gens qui me servoient, lesquelz, par les démérites de leurs pechez, font leur penitance[1]. »

Sur de nouvelles questions, le roi apprit à Richard qu’ils allaient combattre les mécréants Sarrazins pendant toute la nuit, et qu’ils reviendraient à l’aube du jour. Richard déclara qu’il voulait les accompagner. Or, dit le roi, « pour quelque chose que voies, ne laisse aller ce drap sur quoy tu es et le tien bien. » Ainsi partirent le duc Richard Sans-Peur, Charles-Quint et sa mesgnie, faisans grant noise et tempeste. Quand vint une heure après minuit, Richard entendit tinter la cloche d’une abbaye ; il demanda quelle était cette cloche, et dans quel pays ils étaient. Le roi répondit que c’étaient les matines qui sonnaient à l’église Sainte-Catherine-du-Mont-Sinaï. Le duc ne voulut point passer outre sans faire ses dévotions, comme il avait coutume. « Tenez ce pan de drap, et ayez soin d’être toujours dessus, dit alors le roi, vous prierez pour nous, et au retour, nous irons vous quérir. » Le duc Richard vint avec le pan de drap que le roi lui avait baillé, il entra dans l’église, et fit son

  1. Cronicques de Normendie, édition de 1487, chap. LVIII.