Page:Bosquet - La Normandie romanesque.djvu/508

Cette page a été validée par deux contributeurs.
475
LÉGENDES ROMANESQUES.

fut l’embarras des marins et des pilotes, obligés d’étudier de nouveau le lit du fleuve, pour ne pas aller échouer sur un des nombreux bancs de sable qui se cachaient perfidement sous un courant que le vaisseau sillonnait naguère en toute sécurité. Cependant, un vieux pilote de Fatouville, qui s’était familiarisé promptement avec la nouvelle topographie, mais dont les bras, raidis par l’âge et le travail, commençaient à demander du repos, ne voulut point, tout en abandonnant le gouvernail, que la science qu’il avait acquise demeurât inutile. Chaque jour, avant que la voile la plus matinale se tendit à une fraîche brise, il se rendait sur la côte, et, de ce poste élevé, joignant la parole au geste, il indiquait, à chaque marin, la route qu’il fallait suivre, les passages dangereux qu’il fallait éviter. Il demeurait là jusqu’au soir, et jamais il ne lui arriva de regagner son logis avant l’heure où le navire le plus hasardeux devait jeter son ancre à la rive. Jamais, non plus, dans l’accomplissement de la tâche qu’il s’était imposée, notre vieux marin n’admit de distractions, ni ne ressentit de lassitude. Le Bonhomme de Fatouville possédait une de ces âmes simples et fortement trempées auxquelles il suffit d’une noble pensée pour sentir la vie et trouver le bonheur. Toutefois, prévoyant que l’appel de la mort allait bientôt le relever de sa noble consigne, le digne vieillard se prit à regretter le bien qu’il lui restait à faire, et pria Dieu de lui envoyer, au moins, un successeur digne de terminer sa tâche. Sa demande fut exaucée, et cependant nul autre que lui ne devait être admis à partager le mérite de sa belle action ; c’est qu’à peine son vœu avait-il été exprimé, que le bâton desséché, sur lequel le vieillard s’appuyait d’ordinaire, vint à prendre racine, grandit subitement, poussa fruits et feuillages, en affectant la forme du digne marin. Les habitants de Fatouville et des communes environnantes se cotisent, chaque année, pour l’entretien de ce même arbre, dont l’ombrage vénéré sert encore, de nos jours, de phare aux marins, et de monument commémoratif en l’honneur du Bonhomme de Fatouville.