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CHAPITRE II.

La méchanceté grandit en s’exerçant : quand il a atteint l’âge de sept ans, pour se venger d’une réprimande que son maître d’école vient de lui adresser, il le surprend pendant son sommeil, et le tue d’un coup de couteau dans le ventre[1] ! Ce ne sont encore là que les prémices de ses crimes : Robert parvient à la plénitude de sa jeunesse, et chacune de ses actions est un nouvel épisode de sa frénésie sanguinaire : il pille les églises, ravage les monastères, tue les maris, enlève les femmes, force jusqu’aux reclusages de filles, et, en un mot, commet tant de cruautés, que c’était merveille, dit la Chronique, que la terre ne fondait pas sous lui.

Les circonstances du récit qui précède semblent non moins extravagantes que monstrueuses : c’est qu’il y a toujours un conte de nourrice au berceau des destinées singulières. Cependant Robert, devenu homme, n’est plus déjà qu’une personnification vraie de la féodalité, dans toute l’indépendance de son caractère égoïste et féroce.

Comme toutes les choses inhérentes à la nature humaine, le mal est variable et multiforme ; aussi n’agit-il sur la vie des nations, et souvent sur celle des individus, que par phases accidentelles. Cela explique les différens degrés par lesquels la réprobation qu’il nous inspire s’atténue et en vient elle-même à se méconnaître : la haine épuisée dégénère en mépris ; l’indignation qui s’oublie, se réduit à la pitié ; bientôt le crime, en s’éloignant, prend, à nos regards désintéressés, l’aspect de la folie ; ce qui était un objet d’horreur devient un sujet de risée, et les fautes des pères sont un jouet pour l’esprit des générations nouvelles.

Voilà ce qui est arrivé pour la plupart de ces récits qui terrifiaient le moyen-âge : nos mœurs adoucies et légalisées, notre caractère sobre et circonspect, ne peuvent en concevoir la réalité ; et cet horrible, grandi jusqu’au gigantesque, ne nous représentant que les proportions de l’absurde, nous

  1. Chroniques de Normandie, ch. 2.