Page:Bosquet - La Normandie romanesque.djvu/417

Cette page a été validée par deux contributeurs.
384
CHAPITRE XVIII.

ange de charité n’eût pris soin de subvenir à leurs besoins. Cet ange, c’était la propre fille du sire d’Estouteville, qui employait généreusement toutes ses épargnes, et ne se faisait pas faute de mettre à contribution la cuisine de son père, pour nourrir ce peuple affamé. Or, un soir qu’elle s’en allait, comme de coutume, faire quelques distributions aux pauvres artistes étrangers, tenant ses provisions de bouche dans un pan de sa robe, et portant à sa main un vase rempli de vin, il lui arriva de se trouver à la rencontre de son père.

Ingénieux dans ses soupçons, l’avare châtelain s’avança, en courroux, vers sa fille, et lui demanda, d’un ton qui la fit frissonner, quelle chose elle portait avec tant de précaution et de soin : « Mon père, ce sont des roses et de l’eau », répondit la jeune fille, saisissant, à tout hasard, le gracieux subterfuge qui s’offrait à sa pensée. Mais l’inexorable châtelain ne se laissa point désarmer par la douce voix de sa fille. Il lui commanda, avec un geste violent, de montrer ce qu’elle cachait sous le pli de sa robe, et, comme il s’attendait à trouver un approvisionnement de vivres, quelle fut sa surprise de ne voir tomber, à ses pieds, que les luxueuses dépouilles d’un buisson de roses ! Cependant, d’un mouvement plus rapide et plus brutal encore, et comme s’il eût craint de laisser à un second miracle le temps de s’opérer, il renversa la liqueur contenue dans le vase que la jeune fille tenait en sa main ; mais la fureur injuste de ce père cruel fut de nouveau trompée, car une eau limpide et incolore se répandit en jets scintillants sur le gazon.

La défiance et le courroux du sire d’Estouteville ne tombèrent point en présence de ces manifestations évidentes de l’innocence de sa fille, ou, du moins, de la protection spéciale dont elle était l’objet. Au contraire, il se sentit d’autant plus aigri qu’il se trouvait mis ainsi dans son tort vis-à-vis de lui-même ; et, pour soulager son ressentiment, il se confondit en menaces et en imprécations contre celle qui avait été l’objet de son injustice, le témoin de sa déception. Il alla