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CHAPITRE PREMIER.

de Robert-le-Diable, à la première époque de sa destinée maudite. Puis, aussi, la duchesse Inde personnifie, dans les anxiétés de son amour maternel, un caractère de douleur noble et religieuse, qui remet en mémoire la physionomie historique de la reine Mathilde. Mais la conclusion dégradante de l’histoire de Robert Courte-Heuse n’est point en rapport avec la brillante terminaison du roman qui relève Robert-le-Diable jusqu’à la sainteté.

Nous n’insisterons pas davantage sur les inexactitudes de ces divers parallèles, car ce sont leurs rapprochements même qui nous font considérer la personnification de Robert-le-Diable comme étant le moule d’un type général, plutôt que le calque d’un personnage isolé. On en pourrait dire autant de tous les héros de l’ancienne romancerie ; ils n’ont point de personnalité historique ; s’ils empruntent à l’histoire un nom fameux, ce nom perd sa signification, appliqué à un personnage dont le caractère est chimérique et les actions fabuleuses[1]. C’est que les romanciers du moyen-âge n’étaient pas des historiographes, mais des poètes. Ils connaissaient déjà ce secret de l’art, qui consiste à dissimuler les individus pour mieux représenter l’espèce, à déguiser la réalité des faits, afin de peindre plus largement la vérité des mœurs. Leur œuvre n’était donc pas un monument historique, mais un drame

  1. Nous pouvons appuyer notre opinion sur celle de M. Raynouard. Ce savant écrivain, au sujet du roman de Garin-le-Loherain, le plus historique des romans carlovingiens, s’exprime ainsi :
    « S’agit-il des personnages et de leurs actions, tout paraît controuvé ; les noms de Charles Martel et de Pépin, et un petit nombre d’autres conservés par l’histoire, sont cités par le trouvère ; mais les faits qui les concernent, leur manière d’agir, leurs caractères, ne sont nullement historiques. »
    Dans un autre passage du même auteur, on lit encore :
    « Les poètes des xii, xiii et xive siècles ne se mettaient guère en peine d’accorder leurs récits avec les documents de l’histoire ; ils créaient souvent les noms et les actions de leurs héros, ou même s’emparaient des noms de preux déjà connus, sans avoir égard ni à la chronologie, pour les temps, ni aux narrations des annalistes, pour les faits. » (Journal des Savants, août 1833.)