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CHAPITRE XIV.

violente sur cet infortuné, qu’il en perdit la raison, et résolut de mettre fin à ses incertitudes par le suicide : il se tira, à bout portant, un coup de pistolet. Sa mort tragique fut un sujet d’émotions diverses pour les habitants de sa paroisse et des villages environnants. Cependant, elle eût peut-être été facilement oubliée, au milieu de la rumeur des évènements nationaux, si le fait surnaturel qui la suivit de près n’en eût réveillé pour long-temps la mémoire.

Une nuit que le meûnier du pays faisait une de ces tournées habituelles, dans la seule compagnie de son âne qui portait ses sacs de farine, il dut traverser un bois, situé à quelque distance de Monterollier, sur une côte voisine d’un autre village appelé Saint-Martin-le-Blanc. Le meûnier marchait joyeusement, en sifflant sa chansonnette, lorsqu’il aperçut, au milieu du sentier qu’il suivait dans le bois, l’ombre du desservant suicidé. Cette figure était si familière à notre villageois, qu’il n’éprouva d’abord aucune surprise, et ne fit aucune réflexion sur la singularité de la rencontre ; il ne chercha même point à se détourner de son chemin. Lorsqu’il fut en présence du revenant, celui-ci l’appela par son nom, et lui demanda s’il savait servir la messe ; le meûnier répondit affirmativement. « Voulez-vous servir celle qui va être dite ? — Sans difficulté, » répliqua ingénument le villageois. À peine avait-il donné son consentement, qu’il aperçut devant lui un autel dressé, des cierges allumés, et toutes choses préparées pour le sacrifice divin. Le prêtre commença aussitôt la messe, prononçant chaque parole avec une gravité solennelle ; le meûnier répondait avec un profond recueillement et sans apparence de trouble. L’office se continua naturellement jusqu’à la formule de l’Ite missa est ; alors les cierges s’éteignirent, l’autel disparut, et l’ombre du prêtre s’évanouit. La rencontre du revenant et l’acte religieux qui l’avait suivie s’étaient succédé si rapidement, que le meûnier n’avait pas eu encore la réflexion de la peur ; mais, lorsqu’il se trouva abandonné au milieu de la solitude ténébreuse du bois, qu’il remarqua