Page:Bosquet - La Normandie romanesque.djvu/273

Cette page a été validée par deux contributeurs.
240
CHAPITRE XII.

qu’il devenait pendant ce temps. Un jour, cependant, qu’il rentrait chez lui dans une humeur tendre et joyeuse, la dame, après force circonlocutions, se hasarda à l’interroger sur le point qu’elle avait tant à cœur d’éclaircir. Touché des façons gracieuses de sa femme, le seigneur consentit à la satisfaire : il lui avoua que, durant les trois jours qu’il la quittait, il devenait Bisclavaret.

« Dame, jeo deviens Bisclaveret,
En cele grant forest me met,
Al plus epès de la gaudine,
Si vif de preie è de racine. »

La dame, le pressant de questions, voulut savoir s’il gardait ses habits, et, sur sa réponse qu’il se mettait nu, elle insista encore pour connaître en quel endroit il déposait ses vêtements. Cette fois, le seigneur refusa absolument de contenter la curiosité de sa femme. « Si je venais à perdre mes vêtements, dit-il, ou même à être aperçu lorsque je les quitte, je serais condamné à rester Bisclavaret jusqu’au moment où ils me seraient rendus. » La dame se récria sur le peu de confiance de son mari : qu’avait-elle fait pour démériter de son estime, et qu’avait-il à craindre en lui révélant son secret ? Attendri encore une fois, le pauvre Bisclavaret répondit, en toute sincérité : « Près d’un carrefour de la forêt, sur le bord du chemin, est une vieille chapelle dont l’abri m’est favorable. Là, sous un buisson, se trouve une pierre creuse où je cache mes habits jusqu’à ce que je revienne à la maison. » La dame fut fort effrayée de cette confidence ; elle trouvait que son intimité avec un Bisclavaret était beaucoup plus grande qu’elle ne l’eût désiré ; aussi forma-t-elle le projet de se séparer de lui. À la vérité, elle s’y prit traîtreusement pour réussir, mais en femme qui connaît toutes les ruses de son sexe.

Il y avait, dans le voisinage, un autre chevalier qui était passionnément amoureux d’elle ; jusqu’alors elle lui avait montré beaucoup de sévérité ; le temps était venu de changer