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CHAPITRE V.

bles, qui s’étaient attiré la marque honteuse du point noir.[1] La séance se terminait par une danse ébouriffante, où les fées rivalisaient d’intrépidité. Or, savez-vous quels étaient les résultats de cette assemblée magistrale ? Tous les paysans et paysannes, allant au marché de Gisors pour vendre leurs récoltes, ou faire leurs provisions hebdomadaires, étaient obligés de suivre un embranchement des routes, aboutissant au fameux carrefour. Arrivés là, ils se sentaient pris d’une fatigue subite qui les forçait de faire halte et de s’asseoir, quelque envie, d’ailleurs, qu’ils eussent de passer outre. Mais cette lassitude factice ne durait qu’un instant. À peine assis, les méchantes gens, marqués d’un point noir, se relevaient honteux et effrayés ; leur corps était couvert de certains insectes aux habitudes tracassières. Les bonnes gens, au contraire, dont le nom était marqué d’un point blanc, se relevaient allégés et dispos, et continuaient leur route, la jambe leste, la tête haute et le cœur joyeux. Au marché de Gisors, c’était un concert d’acclamations pour chaque nouvel arrivant : voilà de bonnes gens ! s’écriait-on devant ceux dont la démarche brave et sémillante témoignait en leur faveur ; voilà des gueux ! ils ont des poux ! répétait-on à ceux qui se traînaient piteusement, ou trahissaient une malencontreuse démangeaison.

La Cité de Limes offrait une scène de féerie d’une autre nature. À une demi-lieue au nord-est de Dieppe, près du village de Puys, on trouve, au sommet d’une côte, un plateau entouré de tous côtés de grands retranchements, excepté du côté de la

  1. Ces fonctions administratives des fées rappellent les attributions des anciens bardes. « Les bardes, suivant les lois de Moelmud, doivent tenir un registre de chaque action mémorable, soit de l’individu, soit de la tribu, de tous les événements du temps, de tous les phénomènes de la nature ; ils sont chargés de l’éducation de la jeunesse ; ils ont des franchises particulières ; ils sont mis de niveau avec le chef et l’agriculteur, et regardés comme un des trois piliers de l’existence sociale. » (Th. de la Villemarqué, Chants populaires de la Bretagne, Introduction, t. i, p. v.)