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qu’une fois organisées pour un rendement rationnel, elles seront pour longtemps assurées de débouchés illimités.

À l’intérieur de cette Europe continentale et coloniale se fera l’échange normal des matières premières possédées par les régions neuves contre les objets fabriqués par les régions plus avancées. Est-ce à dire que l’Europe unie et son annexe naturelle l’Afrique travailleront en circuit fermé ? Ce n’est pas souhaitable. Ce qu’il faut désirer, et ce qui est réalisable, c’est qu’elles suffisent à leurs besoins majeurs, mais, de même que certaines fabrications françaises, italiennes, allemandes, etc., au caractère original inimitable, garderont leur pouvoir d’attraction sur les acheteurs de tous pays, de même que le champagne, le cognac, les grands vins, produits spécifiques du terroir, seront toujours partout demandés, de même l’Européen fera venir d’Amérique ou d’ailleurs certaines machines spéciales, certains outils, certains produits typiquement étrangers à son sol tels que le sucre de canne, le riz, le caoutchouc, le rhum, et ne cessera de se plaire aux soieries japonaises et aux tapis d’Orient.

Nous n’en avons pas moins sur les États-Unis un avantage considérable, qu’il nous appartiendra de conserver, c’est la tradition du métier. Cette tradition, ceux qui la possédaient en émigrant en Amérique, l’ont vite perdue. Agrippés par le machinisme, ils se sont, comme leurs prédécesseurs, attachés à l’industrie de série et désintéressés de tout travail original. Cette production de masse — mass production — a été poussée à l’extrême par l’élimination des variétés de présentation, de type et de forme : les manufactures américaines ne fabriquent aujourd’hui que 4 sortes de bouteilles au lieu de 210 autrefois, que 7 formes de briques au lieu de 66, que 4 types d’autos au lieu de 275, etc. C’est le triomphe de l’uniformité, qui aboutit, à force de standardiser toute chose, à la standardisation des esprits eux-mêmes, et des goûts, et qui rend dès aujourd’hui l’Américain incapable d’imaginer, d’exécuter une œuvre vraiment personnelle. Jusque dans le domaine de la mode, où d’ailleurs, il copie ses modèles sur les nôtres, vous observerez que la femme du millionnaire et la dactylo de son mari ont la même robe, identique de façon et de style, différenciée seulement par la qualité du tissu. Tandis que chez nous valent surtout l’invention, le génie créateur, là-bas ne se paie que la matière.

Il en résulte que si l’Europe est certainement capable de se créer une puissante industrie susceptible de la libérer des monopoles américains, l’Amérique est non moins certainement incapable de se passer des fournitures européennes d’articles et d’objets dont la fabrication ne se fait pas en grande série. Qualifiée pour les deux systèmes, l’Europe marque ici un avantage sur les États-Unis, nettement handicapés pour l’un d’eux.

En somme l’Europe, plus vaste, plus peuplée, plus certaine de ses débouchés, sera demain techniquement, si elle fait l’effort nécessaire, aussi bien équipée que les États-Unis pour la production de masse, et les surclassera pour la production singulière.

L’agriculture américaine souffre, et plus gravement, du même mal que l’industrie : ici, pas d’artisans ; là, presque pas de paysans. Les tenanciers de la terre sont des fermiers qui exploitent, eux


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