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tation des tribunaux, qui en dénatura l’esprit. La jurisprudence admit, par exemple, que, bien que contrôlant plus de 90 % de la fabrication des chaussures, l’United Shoe Machinery Company n’était pas une coalition ; que la Standard Oil n’était pas une coalition « indue » ; que les prescriptions légales n’étaient pas faites pour les affaires « affectant l’intérêt général », formule dont l’élasticité permit d’y faire entrer toutes les grandes entreprises. Et le tour fut joué.

Cette digression illustre un aspect caractéristique de la mentalité américaine, indispensable à concevoir si l’on veut expliquer la politique suivie par les États-Unis vis-à-vis du reste du monde. En effet, de même que, chez eux, l’individu n’est considéré qu’en fonction de son rendement, au dehors, les nations étrangères sont mesurées au bénéfice qu’ils en attendent.

On a écrit et répété que l’Américain avait le sens de la communauté, le sens du groupe : ce n’est vrai que lorsqu’il s’agit d’associations d’intérêts. Nulle part on n’a pu voir autant de chefs d’entreprises se coaliser pour l’étranglement de leurs concurrents, qu’ils soient étrangers ou nationaux.

Au début de leur histoire et jusqu’à la fin du xixe siècle, les États-Unis ont observé à l’égard des autres pays une attitude distante. « Vivez tranquilles et laissez-nous de même », énonçait en substance la doctrine de Monroë. S’ils commerçaient avec l’Europe, c’était presque par condescendance, car ils avaient le sentiment de former à eux seuls un monde indépendant. L’Américain, même de nos jours, est demeuré continental. L’isolationnisme est son fait. C’est seulement en période de crise qu’il regarde au dehors, qu’il y cherche le moyen de se refaire et devient interventionniste.

Il a de quoi vivre puisqu’il produit à peu près tout, mais il s’est habitué à mieux vivre et doit parfois, pour y atteindre, écouler hors de ses frontières le surplus de sa production. Il y parvient généralement sans peine car, d’une part, il dispose d’un excédent de matières premières et de produits naturels qui manquent ailleurs et, d’autre part, la spécialisation et la rationalisation de ses industries lui permettent, pour nombre d’objets, de défier jusqu’au delà des mers toute concurrence de qualité et de prix.

Ses deux grands marchés extérieurs sont l’Europe et le Pacifique. Jusqu’au début du xxe siècle, sa clientèle européenne absorbait environ les 80 % de son exportation, sa clientèle asiatique 4 %. Depuis lors, et surtout depuis la guerre mondiale, son effort s’est porté sur l’Asie dont le pourcentage d’achats en 1939 s’est élevé à 20 % tandis que le pourcentage européen tombait à 50 %.

La vente de ses matières premières — pétrole, charbon, minerais, etc., — et de ses produits naturels — blé, maïs, coton, tabac, etc., — en excès de sa consommation lui permet largement de se procurer en échange les quelques articles qui lui manquent : caoutchouc, thé, café, sucre, etc. La vente de ses machines et objets fabriqués constitue alors un bénéfice net qui s’applique à la satisfaction, non plus de ses besoins stricts, mais de ses fantaisies de peuple riche.

La prodigieuse prospérité que l’Américain a connue, sauf la courte crise de 1920, de 1918 à 1929, a suffi pour l’accoutumer à


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