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L’index des prix étant resté en deçà, le standard of living progressa, et aussi les dépôts dans les banques et les caisses d’épargne : 8.729 millions de dollars pour 11 millions de déposants en 1914 ; 20.874 millions de dollars pour 39 millions de déposants en 1924.

Cette période d’après-guerre fut l’âge d’or… pas pour tous cependant car, en dépit de la restriction brutale de l’immigration, la mécanisation des industries aboutit au licenciement de nombreux ouvriers, et au chômage. Seuls profitèrent du boom ceux des citoyens américains qui, à titre quelconque, du grand patron au dernier travail appointé, furent engrenés dans le mouvement. Les autres végétèrent, et souvent misérablement.

La répartition de la richesse se révèle aux États-Unis d’une inégalité flagrante. Soixante familles seulement y contrôlent les deux tiers de la fortune nationale ; l’ensemble de la nation se débat autour de l’autre tiers, plus de dix millions d’individus, sans compter les chômeurs, vivent dans une condition de misère, et ces individus, véritables laissés pour compte, ne reçoivent guère de l’action sociale car, aux États-Unis, l’entr’aide elle-même est une affaire. Autant la « solidarité » des grands jouera pour les auxiliaires de leur fortune, autant elle sera nulle à l’égard des inutilités et, s’ils créent à leur intention certaines institutions coûteuses, ce sera pour les « moraliser », non pour les nourrir.

Aux États-Unis, la richesse est considérée comme un don du ciel, une sorte de droit divin ; ses bénéficiaires s’en acquittent et s’en glorifient au moyen de fondations publicitaires religieuses, scientifiques, secourables, imposantes mais toutes de façade, à la manière des Orientaux qui, pour satisfaire leur conscience, construisent, à l’intention des pauvres voyageurs, des caravansérails où ceux-ci ne trouvent que ce qu’ils y apportent.

N’est-il pas stupéfiant de constater qu’au moment de la grande crise de 1933, les États-Unis ne possédaient qu’une très primitive organisation de prévoyance sociale, que l’assurance-chômage y était complètement ignorée, que les retraites, laissées à l’initiative des États, y étaient rares ? C’est la preuve que dans un pays soumis à la toute-puissance de l’argent, où la vie sociale se concentre sur le profit, où les idéaux mêmes sont pesés comme une valeur marchande, l’intérêt général n’apparaît que dans la mesure où il sert l’intérêt des privilégiés.

Sans doute l’Américain est-il, comme le constate André Siegfried, « toujours prêt à voter, par esprit de progrès, une loi nouvelle », mais c’est « quitte à ne pas l’appliquer ». Il y a ainsi beau temps que le Trustbursting (sus aux trusts) a été posé en principe et sanctionné par les textes les plus sévères : la loi anti-trust Sherman remonte à 1890 et fut suivie de plusieurs autres. Il n’empêche que les monopoles et les holdings n’ont cessé de fleurir et de s’étendre « jusqu’à mettre en péril le principe même de la propriété privée »[1]. Car, au-dessus de la loi s’est dressée l’interpré-

  1. Berle et Means : The modern Corporation and private Property.
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