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L’OPIUM

Mais si l’amour de la jeune femme eut pardonné l’infidélité, son orgueil ne pardonna pas l’injure d’un reproche qui mit entre elle et le soldat l’irrémédiable. Pour toujours leur tête-à-tête fut empoisonné, et les réconciliations restèrent apparentes.

Tristes évocations du foyer disparu ! Marcel les chassa brusquement, car son cœur se gonflait. Et il accéléra son voyage dans le passé, glissant vite sur d’autres souvenirs, plus récents cependant, singulièrement plus cruels encore, et dont son avenir avait, semblait-il, subi l’influence davantage. On eût dit qu’il en voulait surtout à la vie de l’avoir si précocement entamé et qu’il dédaignait les épreuves de sa jeunesse, comme fatales celles-là, et communes. Pourtant elles n’étaient point absolument banales, closes par une catastrophe dont le souvenir lui empourprait le front.

Son père, sa retraite obtenue, se lançait dans la banque où le commanditaient d’anciens compagnons d’armes, aujourd’hui gros propriétaires. Les affaires, au début, étaient assez belles, grâce au coup de collier que donnait le pays après la guerre avec l’Allemagne ; mais la politique aidant, et des grèves, et de mauvaises récoltes successives, et les conséquences enfin du traité de Francfort dont l’industrie de la région souffrait particulièrement, la maison Deschamps, Muller et Cie déclinait, végétant sans plus guère servir d’intérêt à ses commanditaires. Son chef, toujours correct au dehors, boutonné dans sa redingote, comme il l’avait été jadis dans son uniforme, prenait mal son parti de ce temps d’arrêt survenu au moment juste où l’aisance lui apportait une dernière jeunesse et le goût de la vie facile. Au logis, déposant son masque, il montrait des vices communs sentant la caserne, s’éclipsait à tout propos pour aller au chef-lieu voisin se con-