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L'OPIUM

ciples, lui jetaient au nez avec des rires méprisants ie chiffre de ce que les « Deschamps » devaient à leur comptoir. Plusieurs fois, son père était intervenu, et trop militairement, menaçant le pion complice ou trop faible de le faire révoquer, tirant les oreilles aux plus acharnés aboyeurs ; mais ces interventions avaient justement attisé des persécutions qui se seraient peut-être éteintes, à la longue.

Hors de l’enfer universitaire, Marcel ne retrouvait pas chez lui le bonheur tranquille dont son enfance inquiète aurait eu besoin. Il pouvait compter les repas que ne troublait pas une querelle, ou que n’assombrissaient pas les yeux rougis de sa mère, la face rageuse de son père. Dans cette rétrospective revue, cela le frappait, lui prouvant que sa sensibilité maladive s’était aiguisée dans l’intimité de précoces chagrins. Aussitôt, il se remémorait ses parents, et les analysait, d’un effort volontaire, comme il eût étudié des êtres de sang étranger.

M. Deschamps, joli homme, Dauphinois, était un soldat de fortune. Sous-lieutenant à trente ans, sans avenir, il épousait par amour une jeune fille très belle dont, à grand’peine, le père, chef d’escadron retraité de la veille, avait fictivement constitué la dot réglementaire. Après la guerre d’Italie, d’où il revint décoré mais blessé, il entrait dans la gendarmerie comme lieutenant, et, plus tard, pour augmenter sa solde, passait dans le cadre colonial. Deux ans en effet après la naissance de Marcel, la misère était venue, l’odieuse misère en robe de soie et en uniforme. L’officier devait faire vivre sa famille, deux septuagénaires qui n’avaient que lui ; enfin, son beau-père qui s’étant lancé dans les affaires, servait jusque-là à sa fille une pension dont le revenu représentait une assez jolie dot, se trouvait un matin victime d’une faillite, et, sans un sou,