Page:Bonnetain - L'opium, 1886.djvu/69

Cette page n’a pas encore été corrigée
61
L'OPIUM

oreilles découverts au-dessous ; plus loin, et plus confus encore, un balcon, des toits, les rubans d’une bonne Alsacienne, le dodo sur les genoux de grand’mère, enfin des bêtes à Bon Dieu qu’il promenait sur sa main jusqu’au moment où des gens l’enfermaient au milieu des ténèbres : telles étaient les choses qu’il percevait dans la pénombre, sur un plan unique, dans l’éloignement. Une cornette de religieuse passait ; ou le rapportait chez sa mère, hagard, demi-fou, angoissé du souvenir de ce noir où l’on avait jeté sa première révolte, de ce noir où couraient des bêtes. C’était, sans doute, cette peur nerveuse suivie d’une fièvre cérébrale qui creusait des trous dans sa mémoire. Sa convalescence resurgissait ensuite, moins obscure, bercée sur des navires, suivie de paysages exotiques, soit que, réellement, il se la rappelât, soit que, plutôt, il heurtât des souvenirs déjà réveillés une fois dans sa jeune tête par des conversations de famille, aux heures où, pour une première fable, pour une première culotte, les parents extasiés font défiler devant le héros l’histoire de sa vie qu’on compte encore par mois. A bien y songer, cette épouvante, cette maladie, qui l’avaient tiré de la vie végétative, n’étaient-elles pas l’accident initial, la primitive empreinte, qui, chez tant d’êtres, avant que le milieu et l’éducation aient agi, modifient ou compliquent l’œuvre de l’hérédité ?

Le certain, c’est que Marcel, à la source de ses sensations, retrouvait une terreur, ou plutôt le demi-sommeil cérébral, sa conséquence. Et celui-ci, il pouvait le mesurer, l’étudier, avec les dépositions si souvent entendues de ses proches. On l’avait cru idiotisé jusqu’au jour où l’on découvrait que ce cerveau fonctionnait d’autant plus activement que son travail restait silencieux. L’intelligence agissait sans se traduire par