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L'OPIUM

Oui, cette nuit du départ, il la revoyait, et il la revivait, plus étreint peut-être qu’en la vivant. Sa fuite, Claire l’avait acceptée sans grande crise, avec une résignation contrainte, une fataliste lassitude, et comme le prix enfin d’une réconciliation dernière qui lui rendrait pour une heure le fantôme des bonheurs anciens. Le fantôme s’était refusé aux appels de sa passion, et plus que l’exil de son amant, ce refus la brisait. Des récriminations, par bonheur brèves, des reproches avaient suivi ; Marcel énervé, à bout de sa courte énergie, tombait une minute à riposter, puis, des pleurs mal cachés leur trahissaient mutuellement la blessure dont ils saignaient, et confondus aux bras l’un de l’autre, ils se juraient de ne pas gâter la douceur d’un passé si cher. L’un et l’autre, depuis, s’empruntèrent ce sourire fictif et figé des êtres qui vont au supplice, des vaillants dont l’orgueil salue l’échafaud et s’exalte au martyre. Pour des raisons différentes, tous deux souffraient et souffraient également, car, pensait Marcel, nous n’avons qu’un cœur si nos souffrances sont multiples, et notre force de résistance au malheur dépend du temps seul qu’emploie notre sang à s’enfuir.

Navré du mal qu’il faisait sciemment à son amie, sans excuses qu’elle pût comprendre, du moins, avait-il voulu colorer de tendresse les adieux de leur amour. Il la sollicita de venir le rejoindre, comme autrefois, après son théâtre. Elle vint, vibrante et les lèvres sèches ; elle vint, et, comme autrefois, au bruit de sa clé tournant avec un petit bruit si connu, dans le silence de son appartement et de la maison endormis, il se relevait de sa table de travail, ouvrait sa porte, la regardait s’avancer dans l’antichambre où la veilleuse promenait des ombres tremblotantes. Que de fois il l’avait guettée ainsi ! Elle avait le même paletot…