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L'OPIUM

… Je viens de t’envoyer une dépêche à Marseille. J’ai calculé que ce dernier baiser t’arriverait avant que ton bateau lève l’ancre. Tu auras passé une bonne nuit, le soleil sera gai sur la mer que tu aimes, tu trouveras des compagnons agréables, des femmes rieuses, de ces créoles peut-être que tu as si bien chantées, lu auras la cabine que tu désirais ; tout sera pour le mieux ! Il ne restera que mon désespoir à moi, triste et misérable.

…Comme je t’ai aimé, mon Marcel ! Comme je t’aime !…

Je prends ta tête dans mes deux bras et je t’embrasse de tout mon cœur…»

Ces fragments de la lettre de Claire, ces passages plus incorrects ou plus mal orthographiés, dont l’émotion se trahissait autant par l’écriture que les mots eux-mêmes, Marcel s’entêtait à les retrouver dans sept ou huit feuillets, à les relire, — à les apprendre. Et, afin d’en souffrir à son tour, sa sensibilité s’exagérait à s’imaginer ce qu’avait souffert sa maîtresse.

La pauvre chère !… Pourquoi donc s’était-il trouvé sur sa route ? Pourquoi l’avait-elle aimé ? Pourquoi leurs deux destinées, que tout séparait, s’ôtaient-elles réunies, en dépit des obstacles, pour les laisser l’un et l’autre meurtris de cet accolement ? La douceur des premiers baisers, l'ivresse des premières extases, valaient-elles les tortures dont ils les avaient si vite expiées ? Certes, elle serait à présent exquise, et de plus en plus raffinée par le temps et l’idéalisation des choses disparues, la fleur de leurs souvenirs ; mais, fleur précieuse, fleur de serre, fleur morte, ne leur coûtait-elle pas trop cher, ne l'avaient-ils pas arrosée de trop de larmes, de ces larmes qu’on ne retrouve point et qui, pareilles aux virginités, ne reviennent jamais aux sources qui les pleurent ?