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L'OPIUM

pas, ce beau regard où la fierté de l’homme adoré, le bonheur d’être vue collée à lui, et l’amour sans réserve éteignaient sous leurs flammes la sottise d’un cerveau d’enfant qui donnerait tout l’art pour une caresse, ne comprend pas les paroles de l’aimé, mais jouit cependant de la musique de sa voix ! Il ne le reverrait pas… et il l’avait voulu !

Des chefs-d’œuvre… certes oui, des chefs-d’œuvre ! Par malheur, déjà vus !… Puis, — fallait-il pas qu’il cherchât des raisons à côté pour ne pas s’avouer la vraie cause de cet amortissement de ses admirations ? — c’était comme un autre cadre. Ces barbouilleurs d’enseignes, ces bohèmes aux chapeaux pouilleux, qui le harcelaient par les salles pour lui vendre leurs horribles copies, cette mendicité des gardiens, leurs patrons et complices, l’agaçaient, lui qui, jusque-là, ne les avait pas remarqués ! Et c’était encore le temps, cette bruine montmartroise, ces verrières enfumées, cette suie grasse du ciel et des choses, cette Italie qu’on lui avait changée, en lui changeant son cœur… Il souleva un rideau, colla son front aux sales vitres, découvrit la rue banale, tachetée de flaques. Les corricolos dont il goûtait si fort la musique tintinnabulante et les rosses actives aux harnais cuivrés, lui semblèrent insupportablement lamentables. Lamentable aussi l’aigrelette fanfare des bersaglieri, rentrant d’une revue, qui défilaient entre deux haies d’admirateurs détrempés, et sonnaient du talon sur la lave boueuse, fantoches aussi laids sous la pluie qu’adorables sous le soleil. Marcel, jusqu’au retour d’angle de la rue, regarda frémir les pauvres plumes de coq, qui, flasques, sans plus un reflet bleu, pendaient, larmoyantes, au bord des feutres. Après, il s’en retourna, et de nouveau, il fermait les yeux, avec assez de deuil au cœur pour n’en pas vouloir demander aux choses.