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L'OPIUM

barre à vapeur. Dans le fond du poste, confuse, mystérieuse, la petite machine actionnant le gouvernail, se révélait à des éclairs de métal, à de courts souffles rauques. L’officier recoiffa la lumière, ressortit, et la nuit retomba, plus épaisse.

Marcel, accoté à l’échelle, s’attardait encore, songeant à présent à cette vie de la mer, toute de souffrance et de grandeur. Le vent faisait rage, moins froid, lourd des odeurs de la terre prochaine ; la nuit, devinant l’aube à l’horizon, se condensait davantage, s’accrochant aux choses désespérément, et l’immense navire dormait, frémissant à peine aux battements de l’hélice, roulant avec un bercement assoupi. Pas d’autre bruit que celui de cette roue, joujou d’enfant auquel obéissait le colosse ; pas d’autre vie que celle de ces deux officiers veillant solitaires aux deux étages, et de ce matelot muet, planté comme une statue.

En haut, le commandant reprit son va-et-vient, et sous ses pas vibra la frêle passerelle.

— Bâbord un peu !… Tribord un peu !… Droite ! criait-il parfois à l’officier de quart qui, de son geste d’ombre chinoise, soulignait l’ordre en le répétant à l’homme de barre. Les chaînes grinçaient, le piston donnait quelques coups, puis le silence reprenait et tout semblait remourir.

Deschamps s’éloigna enfin. Ses semelles éveillaient les sonorités métalliques des claires-voies de la machine d’où montait une chaleur grasse. Entre leurs barreaux s’enfonçaient des étages, pareils à des puits de mine, où tremblotaient des lueurs résineuses. Vues de là, ces profondeurs lui parurent plus effrayantes encore que le jour. Des silhouettes luisantes traversaient leur enfer, torses maigres et ruisselants des chauffeurs somalis dont les ringards tintaient contre la fonte avec des bruits de gong. Ces démoniaques