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L'OPIUM

pères ?… Ne vous récriez pas : je n’en suis pas au Christ poussiéreux de Musset, au Christ en toc dédoré par le « hideux Voltaire ! » Les croyances dont je parle n’ont rien de religieux : croyances à la patrie, croyances à la simple honnêteté, croyances à un devoir quelconque, croyances à l’utilité de nos actions, croyances en nous-mêmes : il ne reste rien de tout cela. Nous sommes des castrats et nous ne savons ni pourquoi, ni comment vivre…

— Et vous vivez !

— On est lâche.

— Non : l’on espère. L’espoir est la prescience d’un mieux qu’on peut atteindre. C’est l’appeau à notre volonté, et tout est dans le vouloir. Vous ne partagez plus les croyances dont vous célébrez les funérailles, et cependant, vous agissez comme si vous les partagiez ! Vous vous feriez tuer pour votre pays, vous êtes honnête, vous êtes serviable et vous avez, d’après vos propres livres, sacrifié à un idéal.

— Cela ne prouve rien, commandant ! L’éducation…

— Mais vous dis-je autre chose ? L’éducation vous a fait survivre à vos désillusions d’homme. Mieux entendue, elle vous les aurait évitées, comme elle les évitera à mes enfants. Que vous a-t-on appris ? A chercher hors de vous-même un idéal qui n’est qu’en vous. En vous enseignant que cet idéal n’est, et ne peut être qu’un perfectionnement de votre personnalité, elle vous évitait ces angoisses et ces découragements… Voyez-vous, nous sommes à la fois adaptés à notre milieu et perfectibles par transformations lentes. Or, de nos forces latentes, l’orgueil est la plus profonde. Il doit à la fois corriger et utiliser notre égoïsme, mais, pour cela, il faut le développer du premier jour où l’on nous façonne à vivre. L’orgueil et la conscience sont un. On tolère la vie, croyez-moi, quand pour se