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L'OPIUM

pas, et s’en étonne. Malgré lui, il regarde encore la foule, le phare qui décroissent, et, lentement, se perdent, toujours pointillés par les mouchoirs, tandis que le paquebot roule un peu, et ronfle plus vite, dans la brise humide et iodée qui balaie son pont.

C’est fini, on part, on est parti. Eh quoi, déjà ?… Déjà ! On ferme les panneaux des cales, on passe fauberts et balais sur le parquet boueux. La toile à voile des tentes, trempée de pluie, a pris une couleur de bière, tendre et laide, on croirait une toiture aux vitres de corne, le plafond d’un laboratoire photographique. Elle commence, la vie à la mer ; les matelots rangent les fauteuils de bambou, les rocking-chairs empilés, et le bruit qu’ils font semble être du silence auprès du vacarme de tout à l’heure. Deschamps les regarde et s’imagine, à sa lourdeur triste, au poids qui l’écrase, sentir l’affre d’un pressentiment. Il est seul, à tout jamais seul. Nulle main, nul mouchoir n’a remué pour lui, et, plus à plaindre que ces matelots, il n’emporte, pense-t-il, aucun souhait, aucun viatique. Que sera l’avenir, si la première heure s’ouvre ainsi ? Sangloter lui ferait du bien, mais les pleurs se refusent, et puis ce serait bête ! Mieux vaut se consoler avec les choses. Là-dessus il s’accoude de nouveau sur le bastingage, mais tout le repousse, le ciel d’un gris de suie, et la mer sans lumière, sans couleur, terne, laide, ridée. Alors, il rentre chez lui, et, la tête enfouie entre deux oreillers, cahoté de la muraille à la planche à roulis, mouillé par le sabord de l’étroite cabine, il laisse son cœur se crever et lentement s’endormir celte désespérance qu’il croit sans cause comme elle est sans larmes.