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L'OPIUM

jambes, et, tout près de lui, une stagnation agaçante d’hommes graves, trop décorés, vêtus de noir, hauts fonctionnaires de la Compagnie des Messageries, entretenant un dernier coup le commandant du paquebot. A ce moment, Marcel eut conscience de regards inconnus, fouilleurs ou distraits, s’abaissant sur son isolement, et sentit un regret très humain, et irréfléchi, presque une honte, de cet isolement. D’autres gens le regardaient aussi qui, déjà, semblait-il, s’inquiétaient de leur place à table et de l’espèce de leurs compagnons ou voisins futurs. Les femmes étaient les plus curieuses, mais comme elles paraissaient laides, insignifiantes du moins, il demeura revêche, sans remarquer que d’aucunes l’étudiaient avec plaisir, sans se soucier qu’on pût croire cherchés cette immobilité et cet air qui le distinguaient dans la cohue.

Indifférent à tout, en effet, et peut-être à cause de cela même, Deschamps appelait l’attention. Au milieu de globe-trotters affairés, il gardait l’attitude d’un être fier, vivant en dedans, d’esprit trop élevé pour tomber aux petitesses du paraître, trop hautain aussi pour descendre à laisser découvrir sa pensée ou son rêve au vulgaire. Il devait s’ensuivre — constatation banale, des jugements non mondains s’échafaudent pareillement — qu’avant l’appareillage, il aurait pour les passagers et les officiers du Messidor sa réputation établie qu’il devinait par expérience : celle d’un fat orgueilleux et méprisant. Mais il n’en avait cure : on n’en rechercherait sa connaissance qu’un peu plus.

Aussi bien, Marcel, dans son orgueil, ne s’arrêta point à ces examens. Bien vite, il retomba l’œil dans le vide, abasourdi, détaché des choses ambiantes. Brusquement alors, les vitres de la claire-voie lui renvoyèrent son image, et il la regarda, surpris comme étrangère, ne la reconnaissant point. A cette heure,