Page:Bonnetain - L'opium, 1886.djvu/22

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
14
L'OPIUM

des jours ou des années. Cette attaque mesquine et bête, cette méchanceté des choses, en choquant leur partie la moins noble, réveillent des échos, suscitent des études, évoquent des souvenirs aussi, les mettent enfin en présence de leur monstrueuse petitesse. Elles généralisent, poussées à bout. Une piqûre de moustique a rouvert des plaies qui s’enflamment dans une renaissance des douleurs assoupies, — et le moustique est oublié. De bonne foi, misérables observateurs, ils prêtent alors à leurs plus violentes amertumes une génération spontanée, et leur naïveté de souffrants ne se souvient pas plus de l’impulsion originelle que l’eau ne se souvient du caillou qui brisa son miroir.

Tout à l’heure, c’était une laque vague, une chose vitreuse, transparente à faible épaisseur, et qui couvait, semblant morte, horizontalement immobile. Le caillou du passant est tombé, et, tout aussitôt, sont nés des cercles concentriques. Sans fin, ils se succèdent, s’élargissant jusqu’aux rives ; mais là, dans l’effort de leur fuite, ils se heurtent à des racines, à des branches pendantes, à des roches, et la violence de leur choc semble les multiplier, faisant naître, tout aussitôt, d’autres cercles, qui, sans fin aussi, se succèdent en s’élargissant jusqu’au large, si bien qu’au bout d’un instant, on chercherait en vain, sur ce miroir rayé où des plis s’embrouillent, le point où commença la révolte. L’eau ne s’en souvient pas. L’homme moins encore. Toutefois, l’eau seule est muette.

Marcel jeta sa cigarette finie avec sa méditation. Il était rue de Miromesnil, devant sa porte. Le concierge, comme tantôt, s’étalait sur le seuil, l’air goguenard, suant d’aise, sa médaille militaire bien en vue sur sa veste. Et Deschamps, sur un prétexte, lui donna son dernier louis. Car enfin, sans ce concierge !… Il recommençait la filière, et s’en aperçut, égayé soudain.