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L'OPIUM

consolât, qu’une passion peuplât son cœur avec son cerveau, qu’il souffrît par elle, qu’il vécût enfin. Tout à l’heure, il repassait ses années mortes : les rares joies qu’il y retrouvait, ne les devait-il pas à la femme ? Ces joies fugitives, des lendemains cruels les avaient suivies ; seulement, la faute en restait à ses fringales, à sa solitude, aux amertumes exigeantes de son foyer sans affection. Il n’avait pas aimé d’abord : il avait cru aimer ; de là, la brièveté de ses bonheurs et ses rancœurs ensuite, quand la désillusion le réveillait de ses essais d’amour !… Aimer !… Quand et où aimerait-il ? Qui serait-elle ?…

Il se leva, redevenu fiévreux. Alors, la pensée qu’il n’était pas libre lui souffla une bouffée d’énergie. Or, justement, comme il se remémorait les supplices de son esclavage, un mot de sa maîtresse, son reproche habituel, le hanta : « Tu ne sais pas vouloir… »

— Oui, monologua-t-il, en redescendant rapidement l’allée, je ne sais pas vouloir, parce que je n’ai pas de motif à vouloir…

Une seconde il se tut, sous l’intuition qu’exactement il venait de définir son état d’âme, et il reprit sa course, plus léger, plus jeune et le sang aux pommettes.

— Eh bien, je voudrai ! je voudrai !…

Pareil aux enfants qui, par peur d’oublier la commission dont leur mère les charge, la crient à tous les échos du chemin, il répétait encore son « je voudrai », quand il entra sous la vaste porte cochère du ministère de la Marine. Mais il n’avait point peur d’oublier ; ce qu’il craignait, c’était de faiblir un dernier coup. Des gens existent qui ne se connaissent pas eux-mêmes ou ne se connaissent pas assez : Marcel sans doute se connaissait trop. Un frisson le glaça devant le factionnaire, puis devant le gros concierge. « Je veux ! Je