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L’OPIUM

fenêtres avaient des regards, et peuplé d’enchantements depuis le bord du tableau jusqu’au fond de la toile, peinte en relief de monuments à colonnes, bombée de dômes, barrée d’un obélisque crayeux et mourant enfin dans une confusion embuée. L’atmosphère spéciale qui planait là-dessus, il en avait sensuellement goûté la griserie, longtemps, très longtemps, hier encore. Alors, il quitterait tout cela, comme cela ? C’était vrai ! Tantôt n’avait-il pas sauté en tramway pour courir là, rue Royale, au cœur de la fête, et signer son consentement à l’exil ?… Une mollesse glissant en lui, coupait ses interrogations, suspendait ses réponses, tandis que, lentement, montait à son esprit, avec l’infinie terreur d’une décision-à prendre, le souhait vague d’un répit.

Sans plus vouloir penser, le jeune homme traversa la chaussée et prit la rue Royale. Son calme d’à présent lui semblait béatitude, et très loin lui apparaissait ce ministère de la Marine au seuil duquel il lui faudrait proférer un oui ou un non, entrer ou rebrousser chemin. L’œil perdu, il regardait les femmes, les hommes, les façades ; mais à la porte de la Taverne anglaise, un garçon le salua discrètement d’un sourire effacé, et, tout à coup, cette rencontre ranima ses fièvres. Pourquoi ce garçon souriait-il ? Pouvait-il point le saluer comme un client ordinaire ? Ça, Paris ? Ça, une ville ? Allons donc ! On n’y savait pas plus traîner incognito son boulet que dans un chef-lieu de canton ! Là même, dans cette cohue cosmopolite, entre ces gens parlant toutes les langues, à côté de ces Arabes et de ces Chinois, derrière ces sauvages issus du Jardin d’Acclimatation, quelqu’un le reconnaissait, un obséquieux subalterne, et lui envoyait un petit signe, le bonjour du complice ou du bas confident se gaussant des amours dont il met le couvert ! À qui le sou-