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L'OPIUM

mais la rendit d’une haine instinctive, plus forte que lui, et qui emporta sa pensée. Avec un frémissement des paupières, pareil à un haussement d’épaules, la femme s’éloigna, ouvrant un sillon de parfums communs que battait le soyeux fla-fla de sa robe, et Marcel, planté devant le kiosque à journaux, suivait encore le ballonnement des jupes sur les reins de la flâneuse et le ballonnement de son ombrelle, celui-ci fixe, celui-là dandiné. Du doigt, il retenait contre la brise la feuille d’un journal illustré mis à la devanture et dont il n’arrivait pas à lire la légende, cloué là dans une détente, par une réaction de torpeur.

Des voitures filaient tout près de lui, avec de sourds roulements de roues, des craquements de cuir neuf, toute une vie ensoleillée, reluisante de harnais et de caisses vernies. La Madeleine semblait de pâte tendre. Une première communiante, à moitié des marches, regardait la rue Royale béante devant elle, tandis que sa mère et son institutrice, toutes deux noires à faire peur à côté de cette neige crémeuse, retapaient sa ceinture moirée. Autour du temple, Paris bruissait, charriant, sous un nimbe dépoussiéré, ses clinquants, ses joies, ses couleurs d’après-midi de soleil ; et devant les grilles, sur le refuge, un gardien de la paix soulignait ces papillotements par son immobilité endormie et sombre sous le cadran bêtement bleu d’une horloge pneumatique.

Marcel eut à peine conscience de ces choses auxquelles une accoutumance empêchait son rêve de se consoler. Les foules et leurs rumeurs, sa colère à présent tout à fait morte, berçaient seulement ses vagabondes mélancolies. C’était Paris cela, ces lumières, ces pierres, ces gens, ces tapages ! C’était Paris, vu du bon endroit, à l’heure préférable, dans un cadre de ciel clair, de maisons souriantes, dont les