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Canadiennes d’hier

l’avais posé sur le buffet, en attendant le moment du dessert, derrière la soupière d’argent que vous avez donnée en cadeau de noces à mes parents. Je crois que papa avait senti les prunes, par le trou de la serrure, avant d’entrer car, dès le seuil, il a fait : « h’m’m’m » et marché droit au buffet. En voyant les feuilles d’érables, il s’est douté, tout de suite, de leur provenance. Sa barbiche de Français a eu un léger tremblement.

Jamais dessert n’a été savouré avec plus de recueillement. Jamais nous n’avions mangé de fruits si délicieusement fondants, ni de si légers en même temps que si lourds de valeur sentimentale.

Papa a parlé, toute la soirée, de St-Jean-Port-Joli : du jardin de son père, de la disposition de ses arbres fruitiers et de ses plantes d’ornement ; des framboises blanches, des « gadelles noires », de l’allée qui conduisait au berceau couvert de houblon ; des dînettes que ses sœurs y faisaient et qu’il allait troubler par ses espiègleries de garçon turbulent ; de leur petite amie, Valérie Anctil, aux splendides yeux noirs ; des gâteries de la bonne madame Dumas, sa grand’mère, qui cuisait dans son grand four, en même temps que les gros pains de ménage, de tout petits pains pliés, que Valérie apportait tout chauds et qu’ils mangeaient ensemble, avec de la crème épaisse et du sucre d’érable. Je ne peux pas écrire tout ce qu’il lui est revenu à la mémoire en dégustant vos bonnes prunes : ce serait trop long. Il aura grand plaisir à réveiller ces souvenirs en votre compagnie, l’été prochain, si madame Rivet vous le permet.

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