Page:Bonenfant - Canadiennes d'hier, lettres familières, 1941.djvu/174

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
Canadiennes d’hier

Il n’a pas eu le temps de se dire qu’elle n’avait pas sa pareille pour traire les vaches et fabriquer le pain de ménage, il a été pris avant toute réflexion, il vous l’a dit. C’est aussi simple que cela.

Je ne devrais pas m’occuper de lui puisque j’en suis séparée par un acte définitif, mais c’est plus fort que moi, je ne peux pas le chasser de mon cœur si vite, il a trop fait partie de ma vie depuis un an ; et, je peux bien l’avouer, je suis atrocement jalouse de Pauline.

Je ne veux pas penser, mais dans le vague où je me force à rester pour souffrir moins, passent toutes sortes d’images que je ne parviens pas à écarter immédiatement. Parmi les plus précises et les plus avouables revient, trop souvent pour mon repos, une petite scène champêtre que j’essaie vainement de trouver ridicule.

Quand, ici, je vois le soleil à travers un voile de deuil, il me semble que toute la lumière, toute la joie du monde baigne St-Jean-Port-Joli. Je le vois au soir d’un beau jour dans un poudroiement vert et or. Au fond, sur sa colline bleue, St-Aubert — qui, à cette heure, étincelle de toutes ses fenêtres — dresse sur le ciel rosé son modeste clocher tout vibrant d’angélus. Dans un enclos ou viennent d’entrer, pour la traite du soir, de nombreuses vaches mugissantes, un jeune couple, sans un geste inutile, accomplit sa besogne journalière. Le mari s’empresse à faciliter la tâche de sa femme : il range les bêtes en posture favorable, ajuste le petit banc et le seau de ferblanc, tient la vache vicieuse par les cornes, pendant que sa com-

177