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Pendant longtemps, Rome avait tiré sa force du peuple des campagnes. C’était des tribus rustiques, les plus honorées de toutes, qu’étaient sortis ces vaillants soldats qui avaient conquis l’Italie et vaincu Carthage ; mais ce peuple agriculteur et guerrier qui avait si bien défendu la république n’avait pas su se défendre lui-même contre l’envahissement de la grande propriété. Resserré peu à peu par ces immenses domaines où la culture est plus facile, le pauvre paysan avait longtemps combattu contre la misère et les usuriers ; puis, découragé de la lutte, il avait fini par vendre « son champ à son riche voisin, qui le convoitait pour s’arrondir. Il avait essayé alors de se faire fermier, métayer, mercenaire, sur ce domaine où il avait été si longtemps le maître ; mais là il avait rencontré la concurrence de l’esclave, travailleur plus sobre, qui ne discute pas son prix, qui ne fait pas ses conditions, qu’on peut traiter comme on veut[1]. C’est ainsi que chassé deux fois de son champ, comme propriétaire et comme fermier, sans travail et sans ressource, il avait été forcé d’émigrer à la ville. À Rome, cependant, la vie n’était pas pour lui plus facile. Qu’y pouvait-il faire ? Il y avait peu d’industrie, et généralement elle n’était pas aux mains des hommes libres. Dans les pays où fleurit l’esclavage, le travail est déconsidéré ; l’homme libre regarde comme son privilège et son honneur de mourir de faim sans rien faire. D’ailleurs chaque grand seigneur avait des gens de tous les métiers parmi ses esclaves, et comme c’était trop de tant d’ouvriers pour lui seul, il les louait à ceux qui n’en avaient pas ou leur faisait tenir boutique, dans un coin de sa maison, à son profit. Là encore, la concurrence de l’esclavage avait tué le travail libre. Heureusement à cette époque, Marius avait

  1. Voyez l’Histoire de l’esclavage dans l’antiquité de M. Wallon, t. II, ch. IX.