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politique au culte des lettres, joindre à l’autorité souveraine de la parole quelques succès militaires que les plus grands prôneurs des triomphes pacifiques ne dédaignent pas, arriver dans des temps calmes et réguliers aux premières dignités de la république, et après une vie honorable jouir longtemps d’une vieillesse respectée, voilà quel était l’idéal de Cicéron. Que de regrets et de tristesse n’éprouvait-il pas quand il retombait de ce beau rêve aux mécomptes de la réalité, et qu’au lieu de vivre au sein d’une république tranquille et dans la familiarité des Scipions, il lui fallait être le rival de Catilina, la victime de Clodius et le sujet de César !

Le tempérament de Cicéron eut, je crois, plus de part encore à ses préférences politiques que sa naissance et ses réflexions. Il n’y a plus rien à apprendre à personne sur les faiblesses de son caractère ; on a pris plaisir à les mettre à nu, on les exagère même volontiers, et depuis Montaigne c’est un lieu commun chez nous que de s’en moquer. Je n’ai donc pas besoin de répéter ce qu’on a dit tant de fois, qu’il était timide, hésitant, irrésolu ; je reconnais avec tout le monde que la nature l’avait fait homme de lettres bien plus qu’homme politique. Je crois seulement que cet aveu ne lui fait pas autant de tort qu’on pense, car il me semble que l’homme de lettres a souvent l’esprit plus complet, plus compréhensif, plus étendu que l’autre, et que c’est précisément cette étendue qui le gêne et le contrarie quand il met la main aux affaires. On se demande quelles sont les qualités qu’il faut avoir pour être un homme d’État ; ne serait-il pas plus juste de chercher quelles sont celles dont il est bon de manquer, et n’est-ce pas quelquefois par des limites et des exclusions que la capacité politique se révèle ? Une vue des choses trop fine et trop pénétrante peut embarrasser un homme d’action, qui doit se décider vite, par la multitude des