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Ainsi tout se réunissait pour entraîner Brutus. Qu’on se figure cet homme faible et timoré attaqué de tant de côtés à la fois, par les excitations de l’opinion publique, par les souvenirs du passé, par les traditions de sa famille et le nom même qu’il portait, par ces reproches secrets placés sous sa main, semés sous ses pas, qui venaient à chaque moment frapper ses yeux inattentifs, murmurer à son oreille distraite, retrouvant ensuite chez lui les mêmes souvenirs et les mêmes reproches sous la forme de douleurs légitimes et de regrets touchants. Ne devait-il pas finir par céder à cet assaut de tous les jours ? Cependant il est probable qu’il a résisté avant de se rendre, il a livré de violents combats pendant ces nuits sans sommeil dont parle Plutarque ; mais comme ces luttes intérieures ne pouvaient pas avoir de confidents, elles n’ont pas laissé de trace chez les historiens. Tout ce qu’on peut faire, si l’on tient à les connaître, c’est d’essayer d’en retrouver comme un souvenir lointain dans les lettres que Brutus écrivit plus tard, et que nous avons conservées. On y voit par exemple qu’il revient à deux reprises sur cette même pensée : « Nos ancêtres croyaient que nous ne devons pas souffrir un tyran, fût-il notre père[1]… » Avoir plus d’autorité que les lois et le sénat, c’est un droit que je n’accorderais pas à mon père lui-même[2]. N’est-ce pas la réponse qu’il se faisait toutes les fois qu’il se sentait troublé par le souvenir de l’affection paternelle de César, lorsqu’il songeait que cet homme contre lequel il allait s’armer l’appelait son enfant ? Quant aux faveurs qu’il en avait reçues ou qu’il pouvait en attendre, elles auraient pu en désarmer un autre, mais lui s’affermissait et se raidissait contre elles. « Il n’y a pas, disait-il, d’esclavage assez avantageux pour me faire quitter le

  1. Epist. Brut., I, 17.
  2. Epist. Brut., I, 16.