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quitter, dit-il, et que je vis que je m’en allais sans lui, il me sembla que c’était moi qui partais pour l’exil, et non pas Marcellus qui y restait[1]. » De cet exemple il conclut qu’il ne faut pas se plaindre d’être exilé, puisqu’on peut emporter avec soi toute sa vertu. La morale du livre était que pour vivre heureux on n’a besoin que de soi. C’est encore un lieu commun, si l’on veut ; mais, en essayant de conformer sa vie entière à cette maxime, Brutus en avait fait une vérité vivante. Ce n’était pas une thèse de philosophie qu’il développait, mais une règle de conduite qu’il proposait aux autres et qu’il avait prise pour lui. Il s’était accoutumé de bonne heure à se renfermer en lui-même et à y placer ses plaisirs et ses peines. De là vint cette liberté d’esprit qu’il gardait dans les affaires les plus graves, ce dédain des choses extérieures que tous les contemporains ont remarqué, et la facilité qu’il avait à s’en détacher. La veille de Pharsale, tandis que tout le monde était inquiet et soucieux, il lisait tranquillement Polybe et prenait des notes en attendant le moment du combat. Après les ides de mars, au milieu des émotions et des frayeurs de ses amis, lui seul conservait une sérénité éternelle qui impatientait un peu Cicéron. Chassé de Rome, menacé par les vétérans de César, il se consolait de tout en disant : « Il n’y a rien de mieux que de s’enfermer dans le souvenir de ses bonnes actions et de ne pas s’occuper des événements ni des hommes[2]. » Cette facilité à s’abstraire des choses extérieures et à vivre en soi-même est certainement une qualité précieuse pour un homme de réflexion et d’étude : c’est l’idéal que se propose un philosophe ; mais n’est-elle pas un danger, une faute chez un homme d’action et un politique ? Convient-il de se détacher de l’opinion des autres quand le succès des

  1. Sénèque, Cons. ad Helv., 9.
  2. Epist. Brut., I, 16.