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L’étonnement qu’éprouva Cicéron, quand il l’apprit, sera partagé par tout le monde, tant l’action de Brutus semble en désaccord avec toute sa conduite. Certes son désintéressement et sa probité ne peuvent pas être mis en doute. Quelques années auparavant, Caton venait de leur rendre un éclatant hommage, lorsque, ne sachant à qui se ter, tant les hommes d’honneur étaient rares, même autour de lui, il l’avait chargé de recueillir et de porter à Rome le trésor du roi de Chypre. Soyons donc assurés que, si Brutus s’est conduit comme il l’a fait avec les Salaminiens, c’est qu’il a cru pouvoir le faire. Il a suivi l’exemple vies autres, il a cédé à un préjugé qui était général autour de lui. Pour les Romains de cette époque, les provinces étaient encore des pays conquis. Il y avait trop peu de temps qu’on les avait soumises pour que le souvenir de leur défaite se fût effacé. On supposait qu’elles ne l’avaient pas oublié, ce qui entraînait à se méfier d’elles ; en tout cas, on s’en souvenait, et l’on se croyait toujours armé contre elles de ce terrible droit de la guerre contre lequel personne n’a réclamé dans l’antiquité. Les biens du vaincu appartenant tous au vainqueur, loin de s’accuser de leur prendre ce qu’on leur enlevait, on croyait leur donner ce qu’on ne prenait pas, et peut-être au fond du cœur s’estimait-on généreux de leur laisser quelque chose. Les provinces étaient donc regardées comme les domaines et les propriétés du peuple romain (prœdia, agri fructuarii populi Romani), et on les traitait en conséquence. Quand on consentait à les ménager, ce n’était pas par pitié ou par affection pour elles, mais par prudence, et pour imiter les bons propriétaires qui se gardent bien d’épuiser leur champ en lui demandant trop à la fois. C’est là le sens des lois qui furent faites sous la république pour protéger les provinces ; l’humanité y avait moins de part que l’intérêt bien entendu, qui, en s’im-