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beaucoup de tolérance pour les autres, assez de facilité pour lui-même, le talent de manœuvrer avec aisance entre tous les partis, et une certaine indulgence naturelle qui lui faisait tout comprendre et presque tout accepter. Quoiqu’il ait fait de bien mauvais vers, il avait un tempérament de poète, une étrange mobilité d’impressions, une sensibilité irritable, un esprit souple, étendu, rapide, qui concevait promptement, mais abandonnait vite ses idées, et d’un bond passait d’un extrême à l’autre. Il n’a pas pris une seule résolution grave dont il ne se soit repenti le lendemain. Toutes les fois qu’il embrassait un parti, il n’était vif et décidé qu’au début, et allait toujours en s’attiédissant. Brutus au contraire n’avait pas un esprit rapide ; d’ordinaire il hésitait au début d’une entreprise et ne se décidait pas du premier coup. Sérieux et lent, il s’avançait en toutes choses par degrés ; mais une fois qu’il était résolu, il s’enfermait dans son idée sans que rien pût l’en distraire : il s’isolait et se concentrait en elle, il s’animait, il s’enflammait pour elle par la réflexion, et finissait par n’écouter plus que cette logique inflexible qui le poussait à la réaliser. Il était de ces esprits dont Saint-Simon dit qu’ils ont une suite enragée. Son obstination faisait sa force, et César l’avait bien compris quand il disait de lui : « Tout ce qu’il veut, il le veut bien[1]. »

  1. Ad Att., XIV, 1. — On a pu voir au musée Campana une statue très curieuse de Brutus. L’artiste qui l’a faite n’a point cherché à idéaliser son modèle, et il semble n’avoir aspiré qu’à une réalité vulgaire ; mais on y reconnaît bien Brutus. À ce front bas, à ces os de la face accusés avec tant de lourdeur, on devine un esprit étroit et une âme en tétée. La figure a un air fiévreux et malade ; elle est à la fois jeune et vieille, comme il arrive à ceux qui n’ont pas eu de jeunesse. On y sent surtout une tristesse étrange, celle d’un homme accablé sous le poids d’une destinée grande et fatale. Dans le beau buste de Brutus conservé