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mauvaises ou généreuses, dont les cœurs étaient pleins, armèrent leurs bras, et les ides de mars ne furent que l’explosion sanglante de tant de colères amassées.

Ainsi les événements trompèrent tous les projets de César. Il ne trouva pas sa sûreté dans sa clémence, comme il le pensait ; il échoua dans cette œuvre de conciliation qu’il avait tentée aux applaudissements du monde ; il ne parvint pas à désarmer les partis. Cette gloire était réservée à un homme qui n’avait ni l’étendue de son génie ni la générosité de son caractère, à l’habile et cruel Octave. Ce n’est pas la seule fois que l’histoire nous donne le triste spectacle de voir les personnages ordinaires réussir où les plus grands avaient échoué ; mais dans les entreprises de ce genre le succès dépend surtout des circonstances, et il faut reconnaître qu’elles favorisèrent singulièrement Auguste. Tacite nous apprend la cause principale de son heureuse fortune, lorsqu’il dit, en parlant de l’établissement de l’empire : « Il n’y avait presque plus personne alors qui eût vu la république[1]. » Au contraire, les gens sur lesquels César prétendait régner l’avaient tous connue. Beaucoup la maudissaient, quand elle troublait par ses agitations et ses orages le repos de leur vie ; presque tous la regrettèrent dès qu’ils l’eurent perdue. Il y a dans l’usage et l’exercice de la liberté, malgré les périls auxquels elle expose, un charme et un attrait souverains qui ne peuvent pas s’oublier lorsqu’on les a connus. C’est contre ce souvenir obstiné que vint se briser le génie de César. Mais après la bataille d’Actium, les gens qui avaient assisté aux grandes scènes de la liberté et qui avaient vu la république n’existaient plus. Une guerre civile de vingt ans, la plus meurtrière de toutes celles qui ont jamais dépeuple le monde, les avait presque tous dévorés.

  1. Annales, I, 3