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peuple enfin, dont il était l’idole, et qui lui avait si complaisamment accordé toutes ses demandes, le peuple lui-même commençait à s’éloigner de lui ; il n’accueillait plus ses victoires avec les mêmes applaudissements qu’autrefois, et il semblait avoir peur de l’avoir fait trop grand. Quand on porta sa statue à côté de celles des rois, la foule, qui la vit passer, resta muette, et nous savons que la nouvelle de ce silence inaccoutumé, répandue par les courriers des rois et des peuples alliés dans tous les pays du monde, fit croire partout qu’une révolution était proche[1]. Dans les provinces de l’Orient, où se cachaient les derniers soldats de Pompée, le feu des guerres civiles, plus assoupi qu’éteint, se ranimait à tout moment, et ces alertes perpétuelles, sans amener de dangers sérieux, empêchaient la paix publique de s’affermir. À Rome, on lisait avec fureur les beaux ouvrages où Cicéron célébrait les gloires de la république ; on s’arrachait les pamphlets anonymes, qui n’avaient jamais été plus violents ni plus nombreux. Comme il arrive à la veille des grandes crises, tout le monde était mécontent du présent, inquiet de l’avenir et préparé à l’imprévu. On sait de quelle façon tragique se dénoua cette situation tendue. Le coup de poignard de Brutus n’était pas tout à fait, comme on l’a dit, un accident et un hasard ; ce fut le malaise général des esprits qui amena et qui explique un si terrible dénouement. Les conjurés n’étaient guère plus de soixante, mais ils avaient Rome entière pour complice[2]. Toutes ces inquiétudes et ces rancunes, ces regrets amers du passé, ces désappointements d’ambition, ces convoitises trompées, ces haines ouvertes ou secrètes, ces passions

  1. Pro Dejot., 12.
  2. Tous les honnêtes gens, dit Cicéron (Phil., II, 12), autant qu’ils l’ont pu, ont tué César. Les moyens ont manqué aux uns, la résolution aux autres, l’occasion à plusieurs ; la volonté n’a manqué à personne.