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embre, on l’accuse d’avoir été honteusement malveillant dans la même affaire[1]. C’est que Cicéron ne juge guère que par ses impressions, et dans une âme mobile comme la sienne, les impressions se succèdent vite, aussi vives, mais très différentes.

Un autre danger, plus grand encore, de cette intempérance d’imagination qui ne sait pas se gouverner, c’est qu’elle peut donner de ceux qui s’y livrent l’opinion la plus mauvaise et la plus fausse. Il n’y a de gens parfaits que dans les romans. Le bien et le mal sont tellement mêlés ensemble dans notre nature qu’on les rencontre rarement l’un sans l’autre. Les caractères les plus fermes ont leurs défaillances ; il entre dans les plus belles actions des motifs qui ne sont pas toujours très honorables ; nos meilleures affections ne sont pas entièrement exemptes d’égoïsme ; des doutes, des soupçons injurieux troublent parfois les amitiés les plus solides ; il peut se faire qu’à certains moments des convoitises, des jalousies, dont on rougit le lendemain, traversent rapidement l’âme des plus honnêtes gens. Les prudents et les habiles renferment soigneusement en eux tous ces sentiments qui ne méritent pas de voir le jour ; ceux comme Cicéron qu’emporte la vivacité de leurs impressions parlent, et ils ont grand tort. La parole ou la plume donne plus de force et de consistance à ces pensées fugitives. Ce n’étaient que des éclairs ; on les précise, on les accuse en les écrivant ; elles prennent une netteté, un relief, une importance qu’elles n’avaient pas dans la réalité. Ces faiblesses d’un moment, ces soupçons ridicules qui naissent d’une blessure d’amour-propre, ces courtes violences qui se calment dès qu’on réfléchit, ces injustices qu’arrache le dépit, ces bouffées d’ambition que la raison s’empresse de désa-

  1. Ad Att., VII, 1 et 2.