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tout à fait celle de parler. L’esprit n’est donc pas une chose aussi futile qu’on affecte de le dire ; il a sa grandeur aussi, et il peut se faire qu’après une grande catastrophe, quand tout est muet, abattu, découragé, il maintienne seul la dignité humaine en grand danger de périr.

Tel fut à peu près le rôle de Cicéron à cette époque, et il faut reconnaître que ce rôle ne manquait pas d’importance. Dans cette grande ville, soumise et muette, lui seul osait parler. Il avait commencé à le faire de bonne heure, et il était encore à Brindes, ignorant si on lui ferait grâce, qu’il effrayait déjà Atticus par la liberté de ses propos. L’impunité le rendit naturellement plus audacieux, et après qu’il fut de retour à Rome il ne prit presque plus d’autre précaution que de rendre ses railleries le plus agréables et le plus spirituelles qu’il le pouvait. César aimait l’esprit, même quand il s’exerçait à ses dépens. Au lieu de se fâcher des bons mots de Cicéron, il en faisait une collection, et au plus fort de la guerre d’Espagne il donnait l’ordre à ses correspondants de les lui envoyer : Cicéron, qui le savait, parlait sans se gêner. Cette liberté, qui était alors si rare, attirait sur lui tous les yeux. Jamais il n’avait été plus entouré. Les amis de César le fréquentaient volontiers pour se donner, à l’exemple de leur chef, un air de libéralité et de tolérance. Comme il était, depuis la mort de Pompée et de Caton, le survivant le plus illustre du parti républicain, les partisans que conservait encore la république s’empressaient autour de lui. On venait donc le voir de tous les côtés, et tous les partis se rencontraient le matin dans son vestibule. « Je reçois en même temps, disait-il, la visite de beaucoup d’honnêtes gens qui sont tristes et celle de nos joyeux vainqueurs[1]. »

  1. Ad Att., IX, 20.