Page:Boissier - Cicéron et ses amis.djvu/287

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

lui complaire, mais sans jamais le fâcher, et accommoder ensemble dans ces rapports périlleux ce qu’il devait à son honneur et ce qui était nécessaire à son repos. C’était une situation délicate, dont un homme ordinaire aurait eu peut-être quelque peine à se tirer, mais qui n’était pas au-dessus de la dextérité de Cicéron. Il avait pour en sortir à son avantage une qualité merveilleuse qui l’empêchait de paraître trop humble et trop bas, même quand il était contraint de flatter. Mme de Sévigné a dit quelque part : L’esprit est une dignité. Ce mot est vrai dans tous les sens ; il n’y a rien qui aide davantage à traverser sans bassesse des temps difficiles. Quand un homme conserve son esprit devant un maître absolu, quand il ose plaisanter et sourire au milieu du silence et de l’effroi des autres, il témoigne par là que la grandeur de celui auquel il parle ne l’intimide pas, et qu’il se sent assez fort pour la soutenir. C’est encore une façon de le braver que de rester maître de soi en sa présence, et il me semble qu’un despote exigeant et ombrageux doit être presque aussi mécontent de ceux qui se permettent d’avoir de l’esprit devant lui que de ceux qu’il peut soupçonner d’avoir du cœur. Il y a donc au-dessous, mais à côté du courage de l’âme, qui inspire des résolutions énergiques, celui de l’esprit, qu’il ne faut pas dédaigner, car il est souvent le seul qui soit possible. Après la défaite des gens de cœur, les gens d’esprit ont leur tour, et ils rendent encore quelques services quand les autres n’ont plus le pouvoir de rien faire. Comme ils sont déliés et souples, qu’ils savent relever vivement la tête après que la nécessité les a forcés de la plier, ils se soutiennent avec quelque honneur dans la ruine de leur parti. Leur raillerie, si discrète qu’elle soit, est une sorte de protestation contre le silence imposé à tout le monde, et elle empêche au moins qu’après avoir perdu la liberté d’agir on ne perde encore