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peur[1]. Même dans ses discours publics, malgré la réserve qu’il s’impose, on sent percer ses déplaisirs secrets. Il me semble qu’on les découvre surtout dans ce ton incroyable d’amertume et de violence qui lui est alors familier. Jamais, peut-être, il n’a prononcé d’invectives plus passionnées. Or, ces excès d’emportement contre les autres viennent souvent d’une âme qui n’est pas contente de soi. Ce qui rendait à ce moment son éloquence si amère, c’était ce sentiment de malaise intérieur qu’on éprouve quand on est dans une mauvaise, voie et qu’on n’a pas le courage d’en sortir. Il ne pardonnait pas à ses anciens amis leurs railleries et aux nouveaux leurs exigences, il se reprochait secrètement ses lâches concessions, il en voulait aux autres et à lui-même, et Vatinius ou Pison payait pour tout le monde. Dans cette situation d’esprit, il ne pouvait être un ami sûr pour personne. Il lui arrivait de se retourner brusquement contre ses nouveaux alliés, et de leur porter des coups d’autant plus désagréables qu’ils étaient moins attendus. Quelquefois il se donnait le plaisir d’attaquer leurs meilleurs amis pour montrer aux autres et se prouver à lui-même qu’il n’avait pas entièrement perdu sa liberté. On avait été fort surpris de l’entendre, dans un discours où il défendait les intérêts de César, vanter avec excès Bibulus, que César détestait. Un jour même il parut tout à fait prêt à revenir vers ceux qu’avant de les abandonner il appelait les honnêtes gens. L’occasion lui semblait bonne pour rompre d’une façon solennelle avec son nouveau parti : L’amitié des triumvirs s’était fort refroidie. Pompée n’était pas content des succès de cette guerre des Gaules, qui menaçait de faire oublier ses anciennes victoires. Cicéron, qui l’entendait parler sans ménagements de son rival, jugea qu’il pouvait sans

  1. Ad Att., IV, 6.