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on sent qu’il en est pénétré et inondé, qu’il en jouit, qu’il s’en délecte et s’en repaît, selon ses énergiques expressions : his ego rebus pascor, his delector, his perfruor[1] ! C’est à peu près dans les mêmes termes que s’exprime Saint-Simon, ivre de haine et de bonheur, dans la fameuse scène du lit de justice, quand il voit le duc du Maine abattu et les bâtards découronnés. « Moi, cependant, dit-il, je me mourais de joie ; j’en étais à craindre la défaillance. Mon cœur, dilaté à l’excès, ne trouvait plus d’espace à s’étendre. Je triomphais, je me vengeais, je nageais dans ma vengeance. » Saint-Simon a souhaité ardemment le pouvoir, et deux fois il a cru le tenir ; mais les eaux, ainsi qu’à Tantale, se sont retirées du bord de ses lèvres toutes les fois qu’il croyait y toucher. Je ne pense pas cependant qu’on doive le plaindre. Il aurait mal rempli la place de Colbert et de Louvois, et ses qualités mêmes lui auraient peut-être été nuisibles. Passionné, irritable, il ressent vivement les plus légères atteintes et s’emporte à tout propos. Les moindres événements l’animent, et l’on sent, quand il les raconte, qu’il y met toute son âme. Cette vivacité d’impression, échauffant tous ses récits, a fait de lui un peintre incomparable ; mais comme elle aurait sans cesse troublé son jugement, elle en eût fait un médiocre politique. L’exemple de Cicéron le montre bien.

Il est donc vrai de dire qu’on trouve les mêmes qualités dans les discours de Cicéron que dans ses lettres ; seulement dans ses lettres elles se montrent mieux, parce qu’il y est plus libre et s’abandonne plus franchement à sa nature. Quand il écrit à quelqu’un de ses amis, il ne réfléchit pas aussi longtemps que lorsqu’il doit parler au peuple ; c’est sa première impression qu’il lui donne, et il la donne vive et passionnée,

  1. In Pison, 20.